Voter ou pas voter ? entre lâchetés et prise de conscience

Written by  Mar 09, 2006

La question, déjà posée par Lyadish Ahmed dans un article paru dans Ialtchad Presse il y a quelques semaines, semble n'avoir suscité aucune réaction de la part des lecteurs et des internautes. Ce qui est bien dommage à mon avis car une telle interrogation mérite bien sa place aujourd'hui. Plus d'une décennie de gouvernement de désordre a apporté la preuve que Deby Itno est incapable d'engager le pas qui placerait enfin le Tchad sur la route de la réduction de la pauvreté, de la lutte contre la corruption, et du recouvrement de notre dignité nationale.

En tout état de cause, après l'avoir observé et subi quinze années durant, aucun Tchadien muni d'un minimum de bon sens ne devrait voter Deby Itno lors des prochaines présidentielles.
Mais la situation n'est pas aussi simple qu'elle le paraît. Car pour sanctionner un homme dans une démocratie, il faudrait être en mesure de lui substituer un autre homme, plus capable, plus dynamique, plus juste. Ce qui est loin d'être  le cas pour l'instant au Tchad. En face de Deby Itno, ou à côté de lui, se trouvent des hommes ayant plus ou moins les mêmes caractéristiques : viles, lâches, veules, incultes et complètement ignorants de l'intérêt publique.

Il me semble que la lâcheté est la chose la mieux partagée en politique au Tchad. S'il me paraît évident que le changement, en politique, comme en toute chose, doit être une règle de gestion, j'ai en revanche de gros doutes, sinon une grande certitude, que le changement, dans l'esprit des hommes sensés nous conduire, est synonyme de retourner sa veste afin de se mettre au service du plus offrant, en termes de « postes de responsabilité », et donc dans le jargon politique tchadien, de possibilités d'emporter la caisse sans être inquiété. Car encore, dans leurs esprits, la caisse publique n'appartenant à personne, appartient au premier qui se l'approprie.

Au demeurant, certains hommes politiques de certains pays voisins pensent et agissent aussi de la même façon. En revanche, dans aucun autre pays que le nôtre, la lâcheté politique, la lâcheté tout court, n'a été érigée en système de gestion des carrières politique. S'opposer à Idriss Deby Itno pour la plupart des élites de notre pays, c’est, vous disent-ils, signer son arrêt de mort. Et pourtant, cela fait curieusement plusieurs années que nous n'avons déploré aucun assassinat politique (je n'évoque pas ici les cas de Laokein, Ketté, Togoïmi, qui sont des cas de rebellions militaires). Il est tout à fait possible que certains parmi nos hommes politiques ont fait l'objet d'intimidations et de menaces. Mais le plus souvent, ces menaces sont plutôt d’ordre matériel : les passer aux oubliettes au moment des grands partages. Ce qui a toujours semblé insupportable à nos politiciens. La politique du ventre dont parlait un célèbre politologue français en qualifiant les pratiques camerounaises il y a une décennie n'a jamais eu meilleure illustration qu'au Tchad. Et donc pour ne pas tomber dans les trappes que Deby Itno ne se gêne jamais de leur présenter, beaucoup adoptent soit une stratégie de collaboration avec lui, ou alors une posture de mise d'auto - mise à l'écart volontaire- mais sans jamais oser effaroucher le prince. Je préfère encore ceux qui collaborent. Au moins ils montrent leurs couleurs. Ils sont certes veules mais pas lâches.

Je hais, et je méprise (les mots ne sont pas assez forts) ceux-là qui s'adonnent à cette politique incompréhensible de mise à l'écart volontaire, et qui veulent nous pousser à faire comme eux.  Leurs lâchetés ne doivent pas être partagées. Beaucoup de partis et d'hommes publics tchadiens appellent aujourd'hui leurs compatriotes à boycotter les élections. Ce genre d'appel n'est pas nouveau. Au contraire, il est si récurrent que c’est le fait qu'un opposant appelle à voter qui surprend les populations aujourd'hui. Les arguments pour appeler au boycott ont tous été passés en revue. Et aucune des conséquences escomptées d'un appel au boycott n'a jamais été effective.

Bien au contraire, boycott après boycott, Deby Itno continue par consolider son pouvoir et son parti, et aujourd'hui, quoiqu'on dise, il passe aux yeux de beaucoup de nos compatriotes comme le seul homme politique tchadien qui ait du courage, et de la continuité dans les idées. Peu importe les effets désastreux de ses différents mandats. Sa présence seule, dans n'importe quel village du Tchad, attire, qu'on le veuille ou non, de milliers de personne. On pourra très bien me rétorquer que les gens accourent dans l'espoir que Idriss Deby Itno leur « lâchera quelques miettes ». Soit, mais la fonction présidentielle en elle-même, la personne qui l'occupent, paraissent suffisamment fascinants aux yeux des populations pour qu'elles se déplacent. Idriss Deby Itno n'a jamais appelé au boycott. Bien au contraire. Et même s'il n'a jamais réalisé aucune de ses promesses électorales, le simple fait qu'il encourage les citoyens à exercer leurs droits et devoirs civiques le place d'emblée au-dessus des autres, du point de vue du courage.

Bien sûr, cela paraît trop simple comme raisonnement. Mais à toujours vouloir fuir la réalité ou se cacher à Paris ou à Washington, la seule alternative que nos politiciens nous laissent est celle de nous ranger derrière la première personne capable de décider de ce qu'il veut faire de sa vie politique. Appeler au boycott n'a rien d'héroïque, surtout si on le fait depuis un salon parisien, ou encore derrière les murs de sa villa climatisée à N'Djamena, pendant que les autres sont en train de rôtir au soleil et crever faute de soins suffisants.

Les arguments de ceux qui appellent au boycott me paraissent aujourd'hui épuisés. Il faudra se résoudre à aller aux élections, avec les moyens qui sont les nôtres. À moins de faire preuve encore une fois, de lâcheté. La politique n'est pas une affaire de salons feutrés et climatisés.
C’est d'abord et avant tout une question de tripes. Et si on se croit investi d'une mission de service publique, on doit être en mesure de le démontrer. Et le démonter passe forcement par la conquête puis la possession d'un territoire. Le principal territoire d'un opposant en Afrique reste la rue. C'est par et grâce à la rue que Gbagbo règne et perdure aujourd'hui en Côte d'Ivoire. C’est grâce à la rue que les Maliens ont chassé leur ancien président Moussa Traoré. C’est toujours par la rue et par elle seule que l'ANC a vaincu l'apartheid en Afrique du Sud. Ce qui se passe au Tchad aujourd'hui en termes de prédation n'est rien comparé à ce que les sud-africains ont vécu plus de six huit décennies. Si les Tchadiens avaient été à la place des sud-africains, nul doute que l'Afrique du Sud resterait éternellement « apartheidisée ».

Pour convaincre la rue de vous soutenir, il n'y a qu'un moyen : l'encourager à faire acte des droits naturels qui sont les siens, et lui demander d'agir dans le cas où ces droits sont niés. Comment voulez-vous avoir le soutien de la rue, messieurs et mesdames des partis politiques, des associations et des ONG, si vous lui refusez la simple possibilité d'exercer ses droits de citoyens ? La rue n'a jamais eu peur. La lâcheté n'a jamais été sa tasse de thé. Mais tant qu'elle n'est pas blessée dans ses droits, elle reste calme. Appelons les gens à voter, c'est la seule et unique possibilité de faire partir Deby Itno, qui pourra bien truquer les élections à l'infini s'il le souhaite, mais ne pourra jamais truquer la colère des gens qui se sentiront spoliés de leur victoire. À moins que, comme le dit Lyadish, les hommes politiques, bien au fait de leur importance réelle, préfèrent justement ce subterfuge qu'est le boycott pour reculer le temps ou leur prétendue popularité sera découverte par le peuple.

Pour moi en tout cas, sans verser dans de grosses analyses politiques ou sociologiques, je suis convaincu d'une chose : à l'heure de la démocratie, la prise de pouvoir doit se faire par les urnes (n'en déplaise à Erdimi et consorts), qui perpétuent une autre forme de lâcheté dans nos pratiques politiques, la politique armée, souvent exercée contre des populations désarmées). Et si le peuple, parce qu'il a justement voté, se sent spolié, il réagira. À moins qu'on ne m'apporte une preuve de sa lâcheté tout le long de l’histoire. En tout état de cause, la lâcheté ne doit plus être de mise en Mai prochain.

Amine Idriss Adoum

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