Par son adoubement instantané de la succession dynastique de Deby, le président Macron remet une pièce dans la machine du procès latent en néocolonialisme de la France.
Feint, fantasmé ou réel, le néocolonialisme ou son sentiment est désastreux pour l’image de la France dans la sphère francophone africaine et sape son universalisme au-delà. L’irrationalité du rapport à l’Afrique de la France, rend sensible toute prise de position de celle-ci sur le continent africain. Espérée par un bord et redoutée par l’autre et inversement : le premier, vouant aux gémonies la France quand elle reste silencieuse ; le second lui réservant le même sort lorsqu’elle parle. Consciente de ce malaise et résistant à l’entrisme de ceux, en Afrique comme en France, faisant fortune de la nébuleuse Françafrique, la France entreprend depuis peu de jeter les bases d’un nouvel édifice partenarial qu’elle voudrait empreinte d’équilibre, de responsabilité et de multilatéralité. Moralité, le Quai d’Orsay peut condamner l’incarcération d’un Alexey Nalvany ou le sort des Ouïgours. Mais pour l’Afrique, il marche sur des œufs. Paris n’ose plus rien dire même sur le reflux ambiant des restrictions des libertés publiques si ce n’est abrité derrière les positions de l’UA ou des organisations multilatérales régionales (CEDEAO, CEMAC, CEEAC). Reste que celles-ci, à la doctrine aussi mouvante qu’élastique sur ces sujets, sont au mieux mezza voce, sinon accommodantes. Il en va ainsi de la vague des modifications pro domo des constitutions ainsi que du destin carcéral réservé aux voix discordantes. Ce faisant, ces organisations réduisent la France au silence, mais couvrent son exposition à la critique. Et puis patatras, est arrivée la dramaturgie tchadienne. Foin de la couverture de l’UA, ni de prudentes réserves : Paris acquiesce doublement ni plus ni moins la violation de la constitution et la succession dynastique. Par le communiqué daté de l’annonce du décès, l’Élysée « prend acte de l’annonce par les autorités tchadiennes de la mise en place d’un conseil militaire ». It missa est. On se pince pour y croire. Et quand de N’Djamena où il participait aux obsèques, le président Macron déclare que "La France ne laissera jamais personne, ni aujourd’hui, ni demain, remettre en cause la stabilité et l’intégrité du Tchad", l’incompréhension le dispute à l’incrédulité. Outre le fait que sur la forme, cette déclaration dissipe le bénéfice de la purge de la Françafrique et crée un précédent inespéré pour les rejetons des autocrates régnant en Afrique centrale ; sur le fond, elle paraît inappropriée et d’effets hypothétiques.
Ainsi, sur l’intégrité, il n’y a pas de risque actuel d’agression extérieure du Tchad, et l’arrêt de la CIJ de 1994 a obéré la convoitise libyenne sur le septentrion. Le régime fait certes face à des rebellions dans et hors du territoire. Mais aucune d’elle ne professe une aliénation ou la sécession d’une partie du territoire. La nation tchadienne reste un mirage, mais l’État tchadien ne souffre contestation dans aucune des diverses communautés nationales. Les accords militaires de 1976 ne peuvent être actionnés qu’en cas d’agression extérieure. Les rebellions tchadiennes en relèvent-elles ? En convenir, comme le régime l’a régulièrement obtenu de la partie Française, est une acception contestable et sur laquelle l’arbitrage des juridictions de contrôle en France pourrait être appelé. Par ailleurs, le risque d’une préemption d’une partie du territoire (le BET) par des mouvements djihadistes, est une vue de l’esprit. Ces mouvements ne prospèrent que sur des terreaux confessionnels favorables ou par la soumission des populations vulnérables et sans défense. La pratique d’un Islam traditionnel et la culture guerrière innée chez les Toubous, Téda et Kréda qui peuplent cette région ne laissent que peu de chance à cette hypothèse. Quant à Boko Haram, elle peut certes faire des incursions sur le versant tchadien du Lac-Tchad, mais ne peut y conquérir et conserver une position durable.
S’agissant de la stabilité du pays, elle n’était déjà qu’un leurre en trente ans. Il n’y a pour s’en convaincre qu’à constater le foisonnement des rebellions armées et les récurrents soubresauts internes. La poigne de fer du régime n’a jamais pu en tarir la source. Il en sera malheureusement ainsi pendant aussi longtemps que perdureront l’exclusion, la prédation et l’injustice ambiantes. L’insécurité institutionnelle obligeait Deby lui-même à vivre de façon permanente sous le parapluie de l’armée française et à mettre le pays sous un quasi état d’urgence continu. De même, il n’y a pas de stabilité politique sans institutions, or sous ce régime, il n’y a point d’institution digne en dehors de celle de l’hérédité des Itno et de leurs familles par alliance.
Certes Macron appelle au dialogue inclusif pour garantir une transition partagée. La médiation du G5 Sahel devrait y contribuer. Mais cet appel risque de tomber à plat parce qu’il intervient seulement pour rééquilibrer le blanc-seing donné ab initio à la succession dynastique. Or le nouveau président et tous ses hiérarques dont la culture du dialogue se résume à la soumission de l’altérité par la force, la violence ou l’argent risquent de ne retenir du discours de Macron que le premier volet. La preuve en est leur rejet martial de l’offre de dialogue de la rébellion FACT ainsi que malheureusement la répression meurtrière des manifestants civils. Et puis, quel crédit accorder à l’engagement de cette junte de rendre le pouvoir à l’issue de la transition quand ses membres ont été façonnés à la technique éprouvée du reniement de la parole publique et du fait accompli du défunt chef ? Pour l’opposition politique et la société civile dont la confiance en la vertu démocratique du régime frisait le néant, l’adoubement sans préalable du fils a retiré toute illusion d’espoir d’une neutralité de Paris. Plus personne dans ce camp n’attend rien de Paris, ni d’une communauté internationale dont l’alignement sur la position parisienne ou le silence interroge. Pour ceux-ci, seul importe le rapport de force politique, sociale et civique. L’épreuve de feu contre le 6e mandat avait coagulé le mouvement contestataire contre le Maréchal lui-même, alors croire que le fils le contiendrait serait illusoire.
Pour des raisons historiques et stratégiques, l’armée française considère le Tchad comme relevant de son domaine réservé. Elle a trouvé en Deby un interlocuteur digne de ses attentes, fiable et efficace comme relai et partenaire dans l’accomplissement de ses opérations extérieures. Elle le défend avec l’esprit d’un corps de commando. L’arrivée au Quai d’Orsay de Jean-Yves Le Drian qui fut son chef sous Hollande, a achevé d’aligner la diplomatie sur sa position proactive à Deby. Elle s’inquiète à juste titre de l’éventualité d’un retrait des 2600 militaires du contingent tchadien du Nord du Mali et de la zone des trois frontières ; une perspective qui mettrait ses plans en péril, l’obligerait à renforcer ses effectifs et à renoncer au désengagement annoncé. Reste que cette appréhension est exagérée car personne dans la classe politique tchadienne ne remet en cause cette intervention ni celle de la relation à la France (du moins jusqu’aux dernières sorties de Paris sur la succession ouverte). L’opposition ne dénonçait que le biais politique qu’Idriss Deby tirait de l’interventionnisme militaire extérieur du pays et les chantages au retrait de ses troupes en contrepartie du silence de la communauté internationale sur ses abus domestiques. Paris aurait dû ne rien craindre de ces chantages car à la vérité, l’efficience en opération extérieure de l’armée tchadienne est inversement proportionnelle à la fragilité interne du régime. Le concours de l’armée française était indispensable à la survie du régime du père, il l’est davantage pour le fils. Retirer les troupes et se fâcher avec la France, serait suicidaire pour le clan. Le président Macron qui le savait aurait pu saisir cette opportunité unique, inattendue et inespérée pour exiger en préalable un vrai dialogue inclusif et ouvert pour jeter les bases d’une transition partagée. Il aurait été le facilitateur d’une nouvelle ère démocratique et aurait gagné les cœurs de tous les tchadiens y compris, ceux des Itno qui auraient ainsi pu civiliser leur rapport au pouvoir, mais surtout avec le commun des compatriotes.
Orléans le 29 avril 2021
Abdoulaye Mbotaingar, docteur en droit,
Maîtres de conférences à l’université d’Orléans