Hier « franc des colonies françaises d’Afrique », puis « franc de la communauté financière africaine », et peut être dans un proche avenir "l'Éco", cette monnaie singulière et propre aux anciennes colonies de l’Afrique Occidentale Française (ex-AOF) et de l’Afrique Equatoriale Française (ex-AEF) poursuit sa mue et l’épilogue, à n’en pas douter, est encore fort éloigné.
En effet, rarement dans l’histoire monétaire, une monnaie n’a autant suscité controverses et polémiques, à l’exception du dollar dont la valeur ne repose plus sur les réserves d’or des États-Unis d’Amérique, mais sur le seul papier qui l’incarne. Mais le FCFA ne fait pas polémique pour de semblables raisons.
Le FCFA, contrairement à la plupart des monnaies à travers le monde, ne relève pas d’une décision financière souveraine, mais subie. À l’origine, cette monnaie fut imposée par la France à ses anciennes colonies d’Afrique afin de conserver une mainmise sur ces jeunes États indépendants, mais aussi et surtout de tirer des gains substantiels dans le cadre des échanges asymétriques, voire inégaux avec l’ancienne métropole coloniale. En outre, l’histoire du FCFA fut calquée sur le tracé des anciens empires coloniaux français en Afrique. Les pays de l’ex-AOF furent rattachés à une même banque centrale, à savoir la BEAC (Banque des États de l’Afrique Centrale), et ceux de l’ex-AOF à la BCEAO (Banque Centrale des États de l’Afrique de l’Ouest), toutes deux placées sous la tutelle opérationnelle de la direction française du trésor où sont logés leurs fameux comptes d’opération et sous celle de la Banque de France. Une filiation coloniale que précise avec davantage de précision l’économiste togolais Kako Nabupko :
« Le franc CFA a été imposé aux Africains dans le cadre de la colonisation française. Il est le produit de la création de la banque du Sénégal en 1855, créée grâce aux ressources versées par la métropole française aux esclavagistes en guise de réparation à la suite de l’abolition de l’esclavage le 27 avril 1848. Cette banque deviendra, au début du xxe siècle, la Banque de l’Afrique de l’Ouest (BAO), qui sera chargée d’émettre la monnaie ancêtre du franc CFA, qui naîtra officiellement le 26 décembre 1945, dix ans avant la création de l’Institut d’émission de l’Afrique occidentale française (AOF) et du Togo, lequel institut deviendra la BCEAO, Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest, quelques années plus tard (1959). C’est dire si le fait monétaire en Afrique francophone épouse les contours de la violence esclavagiste, coloniale et post-coloniale, ce qui explique sans doute les critiques récurrentes et les tentatives de dépassement dont la zone franc fait l’objet »[1].
Stabilité monétaire
Ceux qui ont longtemps trouvé une justification à cet arrimage du FCFA au Franc français puis actuellement à l’euro mettent en avant l’argument de la stabilité dans un marché monétaire mondial extrêmement volatil et parfois agressif.
Or, au même titre que le contrôle de son intégrité territoriale, des forces armées et de police, la capacité pour un État à battre monnaie et à en faire fluctuer le cours en fonction de ses objectifs économiques sont des actes de souveraineté parmi les plus éminents. À cet égard, les voix qui militent pour l’accession de ces anciennes colonies françaises à leur souveraineté monétaire, au rang desquels le Tchad, ne manquent pas d’arguments de poids.
En effet, nulle part au monde, on n’a vu un État asseoir une politique économique et une stratégie de développement viable et pérenne sans disposer de la gestion souveraine de sa monnaie.
Pour un pays comme le Tchad où quasiment tous les fondamentaux d’une économie moderne et d’une transformation sociale véritable et progressiste restent à bâtir, son essor est quasiment impossible sous le corset de la tutelle monétaire, et ce pour deux raisons majeures. Par exemple, il devra forcément référer à la France qui jugera en dernier ressort de la faisabilité, voire de la viabilité de ses nouvelles orientations économiques en fonction par exemple de ses réserves de change.
Il faut se souvenir qu’en 2016, lorsqu’enflèrent les rumeurs sur une seconde dévaluation de la FCFA, à la réunion extraordinaire des chefs d’État de la Communauté économique et monétaire de l'Afrique centrale (CEMAC) qui se tint à Yaoundé en présence de Michel Sapin, alors ministre français de l’économie et des finances, et de Christine Lagarde, alors directrice générale du FMI, la diminution drastique des réserves de change dans cette zone monétaire fut agitée comme un chiffon rouge qui aurait pu conduire au pire.
S’agissant précisément de cette dévaluation du FCFA évitée de justesse, celle qui fut effective en 1994 sur une décision unilatérale de la France, non seulement se traduisit par des conséquences tout aussi néfastes que les Plans d’Ajustement structurel (PAS), mais porta un coup d’arrêt brusque et dramatique aux programmes économiques alors en cours. Le Tchad n’en fut pas épargné.
La sortie du Tchad du Franc CFA serait donc à la fois un acte juste et sain de souveraineté, en outre un tremplin pour la conception et l’implémentation de politiques économiques efficaces.
Prisme aveuglant de l'idéologie
Il ne faut cependant pas dissimuler des vérités qui tombent sous le bon sens.
Le débat sur la sortie du Tchad du FCFA est parfois empreint de ces passions panafricanistes qui perçoivent tous les choix économiques ou politiques en Afrique sous le prisme parfois aveuglant de l’idéologie. En effet, il faut se ranger à l’évidence que toutes les économies africaines n’appartiennent pas à cette zone monétaire. De nombreux États africains disposent même d’une monnaie propre et en assurent sa gestion de manière souveraine. Mais la plupart, à l’observation, sont loin de figurer dans la catégorie des économies dites émergentes. Certaines économies, à l’instar de celle de la Côte-d’Ivoire, pourtant arrimée au FCFA, peuvent même se prévaloir de performances que lui envient nombre d’États africains monétairement souverains comme la Guinée, le Burundi ou encore la Gambie. La liste n'est pas exhaustive.
C’est ici qu’il faut convoquer l’exigence de bonne gouvernance.
Disposer pour le Tchad de la souveraineté monétaire souhaitée à juste titre, ce serait loin d’être la panacée de son développement. La gestion d’une monnaie implique à la fois une éthique de la responsabilité et des comportements vertueux sans lesquels toute économie s’effondrerait. Il ne faut pas perdre de vue que sous le Président Mobutu Sese Seko Kuku Ngbendu wa Za Banga (1965 à 1997), le Zaïre disposait d’une monnaie éponyme, le zaïre. Mais que n’a-t-on vu dans les derniers moments du régime de Mobutu, cette monnaie perdre toute sa valeur d’antan, conjuguée à une expansion exponentielle de la pauvreté de masse, à cause des choix de gouvernance inconséquents, voire irresponsables.
Par ailleurs, il existe une réalité géopolitique dont il ne faut pas dissimuler les pesanteurs et les contraintes ; et celles-ci valent autant pour le Tchad que pour l’ensemble des économies de la zone franc. C’est leur appartenance à ces communautés économiques régionales (CER) que nous avons précédemment évoquées. L’intégration de l’économie du Tchad dans la zone CEMAC, avec toutes les contraintes juridiques, les partenariats économiques et le corset monétaire ne rendent pas facile la création isolée par l’un des États de cette zone, d’une monnaie nationale. Il va falloir non seulement négocier toute une batterie d’accords dont certains remontent à l’aube des indépendances, mais aussi hypothéquer la circulation des biens et des personnes au sein de cette zone économique et monétaire.
Or, il est important de souligner qu’entre le Tchad et le Cameroun, par exemple, les échanges de biens et services entre les peuples de ces deux pays remontent parfois à la période précoloniale. Certains de ces peuples entretiennent parfois une proximité ethnique, communautaire et religieuse séculaire sur laquelle se sont tissés des liens économiques.
C’est une réalité anthropologique similaire qui complexifie la création par les pays de l’Alliance des États du Sahel (AES) d’une zone économique et monétaire distincte de l'Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA). Il se traduirait mécaniquement, des manques à gagner substantiels et immédiats entre le Burkina Faso et la Côte-d’Ivoire, le Mali et le Sénégal, le Mali et la Côte-d’Ivoire.
C’est bel et bien ces réalités intangibles, qui ont justifié la prudence des nouvelles autorités sénégalaises à sortir de l’UEMOA pour rejoindre l’AES, voire la normalisation inéluctable en cours entre le Bénin et le Niger après quelques mois de brouille diplomatico-économique.
En somme, pour le Tchad, comme pour tous les États actuellement tributaires du FCFA, la souveraineté monétaire doit être pensée comme l’un des maillons d’une stratégie de développement globale pour être un outil véritable de progrès.
Une sortie du Tchad du FCFA, pour être efficace, viable et pérenne, devrait être envisagée, au minimum dans le cadre d’une démarche collective des pays de la zone CEMAC. Les espaces macro-économiques intégrés s’imposent aujourd’hui et pour longtemps comme les seules entités de développement viables.
Quel pays de l’Union Européenne, ne pâtirait pas aujourd’hui d’une sortie unilatérale de la zone euro ? L’exemple du Brexit britannique est à cet égard un édifiant cas d’école.
Eric Topona Mocnga, journaliste au service Afrique-Francophone de la Deutsche Welle à Bonn (Allemagne).
[1] Kako Nabupko, Du Franc CFA à l’Eco, Demain la souveraineté Monétaire ? Fondation Jean Jaurès/Editions de L’Aube, Paris, 2021, PP. 13-14