Découpage électoral ou la politique de la « Hougoura »

Written by  Aoû 22, 2024

En paraphrasant l’ancienne devise Olympique : « Citius, Altius, Fortius », il est permis d’affirmer à l’aune du processus transitoire en cours au Tchad que le système Deby-fils va toujours « Plus Vite, Plus Haut, Plus Fort » dans la « Hougoura[1] », soit, un continuum de mépris, de défiance, d’effronterie, d’ostracisme à l’égard d’une partie de la population au demeurant, narguée, outragée, offensée, humiliée sciemment et à satiété. Une frange de la population dont l’interminable purgatoire, confinant à l’ogonie, ne suffira pourtant pas à expier les torts congénitaux aux yeux du régime.

Les marqueurs institutionnels et politiques de cette « Hougoura » sont perceptibles notoirement hier et aujourd’hui dans la composition significativement déséquilibrée des Gouvernements et du Conseil National de Transition ; dans les forfaitures de la CONOREC ; dans les oukases de l’organisation et des résolutions du DENIS ; dans les outrances des processus électoraux référendaire constitutionnel et de la présidentielle, mais aussi dans les anomalies organiques que sont l’ANGE et le Conseil constitutionnel dans leur constitution et fonctionnement. 

Ajouter à cela, qu’il suffit d’un instantané de la hiérarchie militaire (généraux et officiers supérieurs) ou administrative (SG, DG et DAF des ministères et des entreprises publiques ; gouverneurs, préfets et consorts sous-préfets) pour constater l’évidence de la prégnance et de la dynamique de la relégation que subit cette partie de la population, quoique non assumée publiquement par le régime.

Mais la promulgation par le désormais Président de la République, le 16 août 2024, des lois respectives n° 013, 014 et 015/CNT/2024 dont il résulte, notamment la cartographie des circonscriptions électorales, franchit le Rubicon en officialisant la formalisation de la population tchadienne en sociétés de classes, d’ordres (ou de castes) à l’image de l’Ancien Régime en France, avec pour déterminant la géographie du pays.

À rebours du progrès civilisationnel dont il résulte l’abolition des privilèges de la naissance, ou encore la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, qui d’une part, prescrit l’égalité des citoyens et d’autre part, proscrit la discrimination fondée sur l’origine ethnique ou le lieu de naissance, la couleur de la peau ou la religion. À rebours de la Constitution de la 5e République dont le régime Deby-fils est pourtant le seul commanditaire et auteur, sauf à considérer qu’il ne croit lui-même pas un traitre mot des dispositions, le nouveau découpage électoral consacre formellement et littéralement la rupture d’égalité entre Tchadiens sans pour autant avoir été motivée par un impératif d’intérêt général. Il en est ainsi désormais :

  • des « Supers-Tchadiens » aux Borkou-Ennedi-Tibesti (BET), Kanem, Lac et Biltine. En grossissant à peine les traits, on pourrait dire que ceux-ci ont dans l’inconscient collectif, les attributs et privilèges de la classe de la noblesse.
  • ensuite des « Tchadiens de droit commun » aux Batha, Ouadaï, Guéra, Salamat et Chari Baguirmi. En exagérant à peine, cette population mêle à la fois ce qui correspondrait à la classe de clergé (sans le privilège) et celle de la bourgeoisie, mais aussi beaucoup de la classe de tiers-état. Ils peuvent néanmoins prétendre à la noblesse des premiers mais à condition de n’avoir pas d’ambition politique, d’orgueil, de fierté ou d’amour propre.
  • et enfin, des « Sous-Tchadiens » aux Mayo-Kebbi, Tandjilé, deux Logones et Moyen-Chari. Ceux-ci relèvent essentiellement du domaine de la classe des tiers-état. Pour eux, les portes closes de la fonction publique et si certains ont la chance d’y être, ils subiront la loi d’airain du plafond de verre ou du simple collaborateur dévoué, voire soumis, y compris lorsque leur compétence et leur productivité en font des valeurs étalons. Pour d’autres, rien, si ce n’est simplement la vulnérabilité des fonctions sans statut.

Si l’objectif des concepteurs de cette loi, était d’assurer une représentativité des vastes territoires désertiques du Nord, l’institution sénatoriale prévue par cette même Constitution de la 5e République est plus appropriée pour en être l’instrument et le réceptacle comme en atteste le droit comparé. En effet, aux USA et au Canada, deux pays marqués par des disparités entre les États ou Régions à forte densité démographique et d’autres, à très faible densité, mais pourvus de vastes étendus de territoires comme le sont les régions du Tchad, c’est la chambre haute, autrement dit, le Sénat qui assure la représentation et la défense des intérêts des États ou régions et à certains égards, des groupes sous-représentés dans la population générale comme les peuples autochtones (les indiens par exemple au Canada).

En ce qui concerne, la chambre basse, dite encore l’Assemblée nationale, elle assure de manière universelle et intemporelle sous toutes les latitudes, une représentation démographiquement proportionnelle à la population. Et c’est là, sa seule raison d’être. Sa composition repose sur un ratio immuable d’un ou d’une député (e) pour un seul et même quantum de population, indistinctement sur l’ensemble du territoire national. Ceci justifie au demeurant le caractère national du mandat des députés et procède de l’équation :  un homme ou une femme = une voix.

Dès lors, d’où peut bien venir l’inspiration des têtes pensantes du régime pour proposer ce projet devenu depuis, une loi inique et scélérate, mêlant l’abjection à l’ignominie doublée de la fourberie, si ce n’est la « Hougoura » et son corollaire : le sentiment que le régime et ses affidés peuvent tout se permettre sans rien craindre. Pour eux, il n’existe plus de limite à l’indécence et à l’indignité morale, éthique et religieuse dans la conduite de l’action publique. Pas de peur du jugement de l’Histoire ; plus de crainte du délitement du fragile tissu de la cohésion nationale à moins que ce ne soit le but recherché. Foin de la bienséance politique. Comme diraient, les sbires de l’ex-dictateur Burkinabé, Blaise Compaoré, à l’époque de leur splendeur : « on vous fait, et il n’y aura rien ».

Car comment comprendre qu’en dépit des suppliques répétées et de la force de l’argumentaire juridique, politique, sociologique et anthropologique des personnes aussi raisonnables, averties et clairvoyantes que peuvent l’être Messieurs Laona Gong Raoul, Béral Mbaïkoubou, l’Abbé Madou et des milliers d’autres citoyens célèbres ou anonymes de tous les horizons géographiques du pays, tous mus, autant qu’ils le sont, par la sauvegarde de la fragile unité nationale, ce projet de loi a poursuivi ne varietur, son parcours législatif accéléré jusqu’à son aboutissement ce 16 août 2024. Le cours de science politique d’un Takilal Ndolassem (pour une fois, sorti de son rôle de « fou du Roi »), administré magistralement au ministre d’État de l’Administration, complètement groggy par l’évidente démonstration, n’y changera rien non plus. Soit !

Mais alors :

  • quel désaveu pour Messieurs J.-B. Padaré ; Issa Doubraigne et tous les chapeaux à plumes du MPS du Sud du pays, enfourchant le narratif soporifique des 12 chantiers du Président Déby-fils, et de sa coalition Tchad Uni ! Peuvent-ils encore écumer l’arrière-pays méridional en professant l’unité, l’égalité des citoyens et la non-discrimination quand leurs propres militants ne peuvent prétendre à une représentativité équitable à l’Assemblée nationale concurremment aux « camarades » du même parti au Nord du pays ?
  • quelle méfiance peut bien inspirer le système à l’égard du Sud du pays dès lors qu’il ressort des résultats de la dernière présidentielle que le candidat Déby-fils est arrivé premier dans toutes les provinces du Sud, sauf trois. À moins qu’il y ait comme un doute sur la sincérité et la fiabilité des résultats instrumentés par l’ANGE et validés par le Conseil constitutionnel !
  • quel mépris pour le tchadien, d’ascendance allogène ou du Nord, vivant au Sud comme on en trouve dans tous les coins et recoins les plus isolés, totalement intégré à la population locale et à qui cette loi fait subir la perte de chance d’espérer devenir député surtout dans les grands centres urbains cosmopolites comme peuvent l’être : Sarh, Koumra, Doba, Moundou, Pala, Laï, Bongor, etc. ?
  • quelle double peine pour le Sud du pays subissant, en raison de la rigueur climatique rendant peu hospitaliers certains territoires du Nord, les transhumances à la fois du bétail et des hommes, augmentant ainsi de manière exponentielle la pression démographique et conflictogène que d’être moins bien représenté à l’Assemblée par rapport aux territoires désertés du Nord ?
  • quelle sera la prochaine étape dans l’imaginaire débordant de la « Hougoura » des têtes pensantes du régime ? Sans doute, une loi sur le « statut du Sud » à l’image des lois du régime de Vichy de 1940 et 1941 sur le statut des Juifs ; ainsi exclus de la fonction publique, des mandats publics, des professions libérales, commerciales et industrielles ?

« Toujours plus vite, plus haut, plus fort dans l’exclusion et l’ignominie ». Telle pourrait bien être la devise du régime de la 5e République du Tchad.

Abdoulaye Mbotaingar

Docteur en droit, maître de conférences à l’université

[1] Une expresse de l’arabe darija tchadien, mais qu’on retrouve également avec la même teneur dans certains pays du Maghreb comme l’Algérie ou le Maroc. Le propos de l’article, dont le signataire n’est pas linguiste, est d’en donner des déclinaisons dans le contexte politique du Tchad.

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