Aujourd’hui, des voix s’élèvent d’Afrique, contre le jugement en Belgique de l’ancien président tchadien Hissein Habré. L’on invoque la souveraineté du Tchad, ou l’africanité, pour inviter le président sénégalais Abdoulaye Wade à ne pas extrader l’ancien dictateur.
Ces Africains qui parlent ainsi veulent-ils aujourd’hui militer pour plus d’impunité ? Autrement, je ne vois pas le bien-fondé de cette idée.
En effet, Hissein Habré a commis des crimes graves pendant son règne. En 1984, après avoir destitué le Gouvernement d’Union Nationale du Tchad (GUNT) de 1980, mis en place sur compromis afin arrêter la guerre, cet homme n’a-t-il pas entrepris de pacifier le Sud du Tchad par la violence ? Pouvez-vous imaginer des hommes qui brûlent des cases, des greniers dans les villages, qui abattent hommes, femmes, enfants et bétail sur leur passage ? C’était le désarroi. Les populations villageoises se réfugiaient dans la brousse ou la forêt, en proie à l’humidité, aux moustiques, etc. Mais évidemment, si vous n’êtes pas Tchadien et que vous n’avez pas vécu ces choses personnellement ou du moins de près, vous ne le comprendriez peut-être pas.
Et peu après, ne s’en est-il pas pris aux populations du Nord, parce que quelques-uns des leurs s’étaient révoltés contre lui (notamment les Hadjeraï et les Zaghawas), alors qu’en grande partie des ressortissants de ces populations l’avaient servi aussi bien dans la rébellion que dans la pacification du Sud ?
Et tout ne s’arrête pas là. Dans ses prisons politiques, Hissein Habré faisait torturer ses prisonniers. Physiquement et moralement. Par la violence, par la faim, par des moyens humains. Je parle de l’humanité, mais même un animal, je ne vois pas pourquoi le soumettre à de tels traitements. Lire Les moments difficiles de Zakharia Fadoul Kidhir et le rapport de l’enquête sur les crimes de Hissein Habré, publié peu après l’arrivée de son complice Idriss Déby au pouvoir.
L’on a vu, un peu partout, la soldatesque débarquer, du bord de ces sinistres véhicules Toyota pick up 4x4, bourrés d’armes aussi bien légères que lourdes, puant la mort. L’on a vu ces hommes enlever des chefs de familles, dont les épouses et les enfants n’auront plus de nouvelles. Du moins pas de bonnes nouvelles. Ces hommes que l’on transporte hors de la ville, pour égorger et enterrer dans des fosses communes. Sans procès, sans procession. Dieu ait leurs âmes.
Moi qui vous parle, j’ai bien vécu cela. Gamin apeuré, témoin de terribles drames. Mon père avait dû fuir la petite ville de Koumra où nous étions des réfugiés dans notre propre pays, pour gagner son village, puis la brousse, afin d’éviter d’être égorgé. Plus tard, ce sera au tour de ma mère d’être prisonnière, pour une bête affaire de tract, séparée de son bébé âgé alors de quelques mois seulement. Heureusement, les miens avaient eu la chance de ne pas être tués. Pourtant, ils ne faisaient pas la politique. Encore qu’il n’y a aucun mal à faire la politique, pour la bonne marche de sa cité. Je voudrai que justice soit faite. Je n’écris pas par idée de vengeance, mais je souhaite que justice soit faite pour ceux qui la revendiquent.
Aujourd’hui, je peux l’affirmer, sans risque de me tromper, que plus de 50% de Tchadiens ont perdu tout au moins un des leurs par les faits du régime de Hissein Habré. Pourtant, nos frères de l’Afrique de l’Ouest, et pas seulement hélas! comme des traîtres, osent lever le doigt, défiant tous les principes de l’humanité, pour défendre un bourreau du peuple, avec des arguments aussi fallacieux qu’infondés ni en droit, ni en moral, ni en fait. Habré n’est qu’un terroriste ayant pris tout un peuple en otage. Meurtres et tortures à volonté, pas de droit de grève, pas de presse indépendantes, etc.
De quel droit Hissein Habré, si cher à mes frères ouest africains, devait-il faire cela ? S’il voulait travailler pour le Tchad, donc pour les Tchadiens, pourquoi devait-il tuer la plupart de ses compatriotes (40 000 morts environ) ? Quelqu’un qui massacres ses compatriotes afin de régner sur les survivants n’est pas là pour le peuple, mais bien pour servir ses intérêts : par exemple, s’assurer une bonne retraite au Sénégal (encore avec des serviables et corvéables à ses pieds comme au Tchad) avec l’argent du peuple tchadien ; se faire célèbre, même si ce n’est que tristement célèbre…
Que mes frères africains calment leurs nerfs. Aux yeux d’un mec comme Habré, ce ne sont que des «enculés», excusez-moi les termes. Mais en effet, les uns sont des vendus (sauf les avocats qui font leur boulot), et les autres sont des pauvres naïfs manipulés. Encore une fois, que l’on pose des questions à n’importe quel tchadien. La majorité optera pour le jugement d’Habré en Belgique, quel que soit le prix à payer, nonobstant les arguments de souveraineté ou d’africanité.
Souveraineté ! Hou là là ! Voilà un mot aussi noble qu’ambiguë et obscure, selon son utilisation. À mon avis, si l’on parle de souveraineté au sens vrai, il faudra alors se plier au vouloir des Tchadiens. Ceux-là veulent que l’on juge Habré. On peut peut-être faire un référendum là-dessus si Idriss Déby le veut bien, et s’il décide, dans ce cas, de ne pas piper les dés. Alors, que les autres arrêtent leur délire. Même Idriss Déby, président non légitime, même cet ancien collaborateur d’Habré, même cet homme qui a dirigé l’opération devenue Septembre noir au Sud du Tchad (hommes égorgés etc.) n’est pas contre ce procès. Alors, que l’on arrête de nous distraire avec des idées de souveraineté.
Maintenant, parlons de l’africanité. En fait, ce mot ne paraît pas rendre compte tout à fait de cet autre argument. Mais je l’utilise toutefois faute de mieux. L’affaire Habré n’est pas une affaire africaine. L’Africain n’est pas un homme à part. Prétendre le contraire serait approuvé tous les propos racistes. L’Africain fait partie de l’humanité et le juge belge aussi. Sauf si l’on veut traiter l’affaire Habré à la manière de Déby qui vole le pouvoir au peuple, ou à la manière de Blaise Compaoré qui assassine son camarade de lutte et un journaliste sans répondre, ou à la manière de ces Togolais qui confisquent le pouvoir au sein d’une famille, à la manière d’une monarchie, et j’en passe.
En plus, quel est ce mécanisme africain qui fonctionne si bien dans la justice et la limpidité, et qui puisse permettre valablement de juger un ancien président ? L’affaire tchadienne n’est pas une affaire africaine. C’est une affaire humaine tout simplement. On ne le répètera jamais assez. Qu’elle soit traitée en Europe, en Amérique, en Asie ou en Afrique, cela n’a pas d’importance. L’essentielle est qu’elle soit traitée.
En plus, ce tortionnaire du peuple tchadien n’est-il pas bien parti avec l’argent du peuple tchadien (plus de 2 milliards de CFA [plus de 3 millions d’euros]) ? C’est peut-être une petite somme, pour le peuple tchadien, pas si riche, c’est beaucoup d’argent, surtout qu’Habré n’avait aucun droit de l’emporter. Cet argent qu’il distribue sans doute à volonté en Afrique de l’Ouest, et qui sans doute inspire tant les manipulateurs, détracteurs du peuple tchadien, pourtant assoiffé de justice. Ce peuple qui attend, entre autres, qu’Habré lui rende son argent.
Enfin, il est difficile de se mettre dans la peau de l’autre. Un Sénégalais ou un Burkinabais etc. devant son ordinateur, ou devant son auditoire, et qui s’acharne à incriminer le jugement de Habré en Europe n’a pas une idée réelle du drame tchadien. En 7 ans de règne Habré n’a pas seulement tué ; il a appris aux Tchadiens la résignation, il leur a appris à ne pas s’exprimer. Il en a fait des ombres vivants. Cela est aussi pire que tuer.
Je pense qu’il ne faut pas jeter de la poudre aux yeux. Hissein Habré ne doit pas tricher jusqu’à la fin et toujours triompher. L’argument religieux qui lui donne la côte devant les communautés sunnites du Sénégal, il l’avait déjà employé au Tchad. On se souvient de ces défilés dans certaines villes, où des musulmans manipulés clamaient «Islamik Hissein!» Ils croyaient qu’Habré allait faire du Tchad un Etat islamique comme il le prétendait pour gagner leur confiance. Mais au Tchad, le pourcentage des musulmans est presque égal au pourcentage des non musulmans. La chose est simplement impossible. C’était au début de son règne. Peu après, mêmes les musulmans n’avaient pas été épargnés par la rage sanguinaire et destructrice. Ces musulmans, plus souvent commerçants et hommes d’affaires, en ont vu, en plus, de toutes les couleurs, avec un régime où il est presque interdit de s’enrichir sans devoir en payer les prix. Une réflexion qui s’impose, est qu’il faudrait que les responsables religieux musulmans ne laissent pas trop d’interprétation à la mauvaise utilisation de l’islam. Le reste des hommes, c’est aussi des humains. La triste histoire vécue par le catholicisme en ce domaine, et qui a abouti heureusement aux changements, doit être édifiante : les hommes doivent servir du passé, même si ce n’est pas le leur.
Que justice soit faite. La justice contre des faits aussi graves n’a pas de temps. Elle n’a pas de pays. Elle appartient aux hommes. C’est leur droit. Que l’on arrête de torturer doublement les Tchadiens. Ils en ont assez vu. Ils étaient presque les premiers en Afrique à connaître la guerre, le déchirement, le ravalement de l’humain à un statut de chose ou d’animal.
Que justice soit faite. Ce sont des Tchadiens qui ont déclenché ce procès. De grâce, que l’on arrête de gesticuler. Le Tchad aux Tchadiens, comme dirait Habré. S’ils veulent la justice, qu’on la leur fasse. Que justice soit faite, c’est le moins qu’on puisse souhaiter. Quant aux autres, arrêtons de nous mêler aux affaires qui ne nous regardent pas. Le président Wade est un juriste. Qu’il contribue à faire triompher le droit. Cela l’honorera plus que les perspectives électoralistes. Contribuer à la justice peut s’avérer plus honorable que de vouloir se perpétuer au pouvoir. L’histoire nous en édifie constamment.
Patrick Khalil Kodibaye