S’il fallait matérialiser les rumeurs du gros village de N’Djaména en évènements réels, il y a longtemps que nous aurions ravi la vedette à Sadr City, le quartier rebelle de Bagdad ! En effet, les tchadiens ont cette prétention de produire de l’eau fraîche dans des récipients posés sur des braises ardentes. Ces derniers temps, les contradictions récurrentes de la vie publique nationale ont quitté les sentiers du maquis (la fameuse montagne aux hyènes Hadjer Marfaïne) pour converger vers la capitale, à l’occasion des signatures d’accords dits « classiques » avec les politico-militaires (spécificité tchadienne) d’une part, et de l’accord « historique » avec l’opposition civile. Deux visions toujours divergentes des symboliques de l’Etat tchadien.
1) La première catégorie d’accords baptisés par l’un des grands ministres ‘accords classiques’, c'est-à-dire sans concession sur l’essentiel, devrait permettre à des groupes tribaux armés du Nord et du Nord-Est, de revenir en force dans la gestion du pays, aux côtés du pouvoir actuel. Un retour possible, dans la mesure où ces groupes répondent de la même philosophie de l’Etat et de la république que tous ceux qui se sont succédé depuis une vingtaine d’années à N’Djaména. Une fois de plus, leurs combattants issus pour la plupart des mêmes souches régionales que leurs chefs, viendront grossir le nombre de gradés et autres intrus de l’armée, aux frais du trésor public. Le défi pour le pouvoir en place, consisterait à les contenir, pour éviter qu’ils ne deviennent à l’intérieur de la grande muette, le levier par lequel le pire arrive un jour. Aucun « politico-militaire » rentré au bercail, n’a été capable, depuis décembre 1990, de se muer en parti politique civil, pourquoi ?
Quant aux chefs, rien de mieux que de se retrouver gratifiés des traitements pompeux de leurs nouveaux grades dont ils savent pertinemment qu’ils n’ont court que dans un pays anormal. Ces grades qui permettent, par ailleurs, grâce à une certaine idée biscornue de l’amnistie et de la récompense du guerrier, de se livrer à toutes sortes de trafics illicites, des coupeurs de routes aux vrais faux commerçants et fournisseurs de l’administration. Pour d’autres, il y a l’appât que représentent la quarantaine de postes de gouverneurs et adjoints, la centaine de postes de préfets et adjoints, le demi-millier de postes de sous-préfets et adjoints, auxquels il faut ajouter le poste très prisé de commandant de brigade et celui de brigadier de douane. Les quelques intellos têtes de file pourront aussi prétendre aux postes juteux de gestionnaires de projets et des administrations. Difficile, avec de telles contraintes persistantes, quelle que soit la volonté politique affichée, de mettre en œuvre les recommandations des états généraux de l’Armée et ceux de la Justice !
Le casse-tête pour le pouvoir sera toute la gymnastique à mettre en œuvre pour faire passer la pilule des nominations face aux susceptibilités de l’opinion publique et aux murmures des partenaires extérieurs, tous devant comprendre que « la paix n’a pas de prix », que nous devrions passer par cette énième déviance historique pour « apaiser » le climat général à travers le pays ! Sans oublier qu’il y a les inamovibles qui n’accepteront à aucun prix de faire la place aux nouveaux prétendants, au risque de menacer d’aller à leur tour rejoindre les dernières hyènes dans les grottes de l’Est et du Tibesti, armes et bagages. Ils détiennent la bonne carte routière du pays qui permet de voyager en toute saison et en toute sécurité en convois armés vers ces sanctuaires de toujours. La bonne gouvernance et la lutte farouche contre la pauvreté des masses populaires peuvent attendre le siècle prochain ?
Notre histoire récente nous a démontré que la guéguerre tchadienne est motivée par la volonté de certaines composantes de s’accaparer de l’Etat et de le gérer comme un patrimoine privé. Depuis que les exceptions à la règle écrite (la loi), les distorsions justifiées par la logique du plus fort, l’impunité et la complicité active des parrains extérieurs dans le pourrissement de la conjoncture politique, ont renversé complètement les valeurs et les vertus, chacun se dit que le Tchad, c’est à prendre ou à laisser à l’autre ! La difficulté d’arriver à la paix durable ne se trouve pas dans les modes de négociation, ‘inclusif ‘, ‘exclusif’ ou ‘séparé’, mais plutôt dans cette vision rétrograde de l’Etat et de la république qui a court malheureusement chez les acteurs les plus « puissants » de la scène publique. Quoiqu’on fasse, les déceptions et les drames futurs des tchadiens viendront d’abord d’eux !
2) La seconde catégorie, les partis politiques signataires de l’accord du 13 août 2007, devront trouver leur voie dans les cafouillages créés par les premiers, les seigneurs de guerre. En effet, sans armes, sans être assurés du soutien actif de leurs militants - qui ne descendront jamais dans la rue pour eux (aussi bien par peur de mourir que par manque de confiance et de conscience)-, et dans la limite des interventions des diplomates en leur faveur, on voit mal comment les rapports de force leur seront favorables durablement. Les politico-militaires ayant conclu des accords « classiques » avec le pouvoir en place, n’ont pas explicitement marqué leur adhésion totale et sans réserve à la règle du suffrage universel, en d’autres termes à l’accord du 13 août 2007 qui reste – somme toute – la meilleure référence politique positive du moment. Ce qui signifie que l’application intégrale des accords mettrait en conflit ouvert les uns avec les autres, c’est évident ! Les intérêts et la vision de la république sont diamétralement opposés entre les deux catégories.
L’un des points clés de l’accord du 13 août stipule que l’administration territoriale, instrument fondamental de la bonne gouvernance, devra être totalement démilitarisée et assainie : voilà l’un des points d’éclatement de la coalition gouvernementale hybride à venir ! En effet, personne n’est allé au maquis par amour pour le Tchad, sinon que pour lui-même et les siens, vérité reconnue et affirmée publiquement par l’un des « grands ministres » négociateurs. Alors, que va-t-on faire de tous ces nouveaux et anciens « colonels » de la réconciliation, pour beaucoup analphabètes et encore jeunes ? Où va-t-on les caser ? L’opposition civile aura-t-elle le courage de s’assumer totalement sur ce point de la gestion commune transitoire avec le pouvoir en place ? Avec quels moyens de dissuasion ? A voir…
Un autre point d’achoppement en vue sera l’application intégrale des clauses de l’accord du 13 août 2007 concernant les recensements prévus. Comment les données fournies par un tel recensement ne seraient pas utilisées par certains groupes politiques radicaux pour complètement démaquiller la « légitimité » des scrutins précédents de l’ère démocratique ? Les thuriféraires du parti MPS n’ont pas pris la précaution de faire mentionner –sauf erreur de notre part – dans l’accord du 13 août 2007 – la non rétroactivité de la portée de tels recensements sur la période antérieure à l’accord ? Au contraire de la précaution d’amnistie que tous les aventuriers se dépêchent d’obtenir avant de rentrer au bercail, pour rééditer en toute tranquillité leurs anciens forfaits ? Nous évoquons ce point parce que la perversité et la versatilité de notre élite sont devenues chroniques, et le risque de poignarder dans le dos au premier couac n’est pas de la simple imagination.
Un point concomitant au précédent est la capacité, pour le parti MPS, de payer son tribut à la paix, en allant à des élections « propres », au risque de les perdre éventuellement. En effet, l’application intégrale de l’accord du 13 août 2007 implique un changement de comportement de tous les acteurs électoraux, de la « majorité » présidentielle comme de l’opposition. Car si les conditions étaient vraiment réunies avec cet accord dans quelques mois, aucun d’eux ne trouvera d’argument ni pour boycotter, ni pour tricher moins encore pour contester. Des processus de réforme interne aux partis politiques de tout bord sont inévitables pour les rendre réellement démocratiques, plus dynamiques, plus ancrés dans la réalité des aspirations populaires, capables de proposer et de rassembler au-delà du « fief naturel » de leurs leaders. Ce qui devrait aussi réduire à quatre ou cinq les blocs politiques représentatifs, en lieu et place d’une centaine de partis autorisés, se croyant investis du pouvoir d’engager le peuple sans en avoir été mandatés. Quand on sait l’incapacité de nos leaders de s’entendre durablement et de se surpasser, il faut s’attendre à ce que la transparence électorale consacre et confirme les profonds clivages et antagonismes régionaux. Ce ne sera que partie remise, en attendant une nouvelle génération qui fera l’unité des tchadiens.
Deux visions antagonistes irréconciliables du Tchad, le politico-militaire et le politico civil risqueraient d’entraîner le peuple traumatisé et abusé du pays du troglodyte Toumaï à sa ruine définitive dans les mois à venir. Pour les uns, il est très évident que le politico-militaire n’est qu’un savant business macabre avec ses dégâts, ses victimes par milliers, sa rapacité et son anachronisme qui est au cœur du mal tchadien. Le régime du général IDI n’est pas plus diabolique que les dictatures qui l’ont précédé pour prétendre que le recours à la violence armée était la seule solution possible. A la vérification des maigres résultats voire des fiascos et rififi que ce mode de revendication sectaire a produit dans notre pays sur trois décennies, il faut avoir le courage, au niveau des élites, de confirmer à la suite de la Conférence nationale souveraine, sa prohibition définitive de l’évolution de notre pays. Les 80% des maux qui engluent le Tchad actuel sont conséquences logiques du cumul des œuvres du politico-militaire, au Nord comme au Sud : c’est la triste vérité !
Aujourd’hui plus que jamais, ceux qui ont choisi les valeurs de la démocratie et de la république (égalité des citoyens, loi unique et suffrage universel), sont placés devant leurs responsabilités avec l’application des accords dits « classiques » et « moderne » conclus dans notre pays. Plus que jamais ils auront à peser le poids des gestions irresponsables et calamiteuses successifs basées sur la force des armes et la violence politique depuis trente ans. Il leur sera difficile de tenir des postes de responsabilités vidées de leur substance, où les leviers de décision et les moyens répondent d’ailleurs, de l’informel. Au premier plan de l’accord du 13 août 2007 sont alignés les leaders appartenant à une génération qui n’a que très peu de temps pour convaincre, parce que l’existence de deux générations intermédiaires ayant déjà été hypothéquée. Cependant, il faut encourager des personnalités telles que le président Lol Mahamat Choua ou Ibni Oumar Mahamat Saleh qui sont la démonstration irréfutable que les « nordistes » ne sont pas forcément synonymes d’adeptes de la violence politique, du tribalisme dominateur ou ennemis de la démocratie pluraliste, pour briser certains clichés répandus, à cause justement de la propension à la rébellion armée dans le grand « Nord » !
Gageons que la baraka exceptionnelle et la longue expérience du général IDI permettront de concilier toutes ces contradictions évidentes, pour que l’horizon s’éclaire un peu pour les tchadiens ? Car si les politico-militaires n’ont pas été capables de s’entendre, après l’avoir chargé de tous les noms d’oiseaux, et finissent par se remettre à lui pour garantir leur place au soleil, n’est-ce pas de leur part l’aveu que sa « mission n’est pas encore terminée », en termes militaires ? Certains observateurs avertis craignent qu’un climat de cacophonie et de tensions genre ex-GUNT ne s’instaure dans le pays, par trop de contradictions en face. Si la confiance devrait revenir entre les tchadiens durablement, il faudrait que la normalité républicaine prenne le pas sur l’éternel conjoncturel. Sinon, nous reviendrons à la case départ d’ici peu, pour aller où encore ? Ya djamââh ????
Enoch DJONDANG