Qui a dit que l’Afrique était une terre de « spécificités » ? Rien de ce qui parait normal sur d’autres continents ne se justifie automatiquement en Afrique. Peu de temps après les indépendances, dans les années 60 du siècle dernier, l’on a estimé que l’Afrique n’était pas prête de fonctionner sur la base de systèmes politiques pluralistes, à cause d’un risque de déchirements tribaux préjudiciable à la construction d’Etats-nations. Alors, la plupart des pays africains ont adopté le système du parti unique, avec ce qui s’en suivit : la restriction et le contrôle des libertés publiques, les répressions aveugles des ‘minorités’ opposées à l’ordre établi, la formation de véritables dynasties familiales au pouvoir appuyées par la tribu la plus favorisée, etc.
Ce système, qui ne différa pas de régimes militaires comme civils, fut longtemps justifié et même soutenu par les anciennes puissances coloniales voulant des pantins sûrs pour garantir leurs intérêts sordides tendant au pillage des richesses du continent. Jusqu’à ce que la fin de la guerre froide, dans les années 90 vienne desserrer l’étau de la pensée unique dans le monde et que, subitement l’Occident se redécouvre les vertus de la démocratie qui a fait son salut au sortir de la deuxième guerre mondiale. On s’est rappelé des immenses attentes des populations africaines et des processus de démocratisation ont été engagés çà et là, avec plus ou moins de bonheur.
Dans l’ensemble, il y eu plus d’échecs que de réussites. Dans le meilleur des cas, comme au Mali, au Bénin, en Zambie, en Tanzanie, entre autres rares exemples ‘acceptables’. Sinon, le seul acquis fragile, en voie de remise en cause actuellement, c’est la liberté de parole retrouvée au sein des élites africaines. Au début très allergiques, les pseudos dictateurs ont fini par comprendre que cette liberté de parole était le minimum qui devrait être concédé à leurs opposants et aux sociétés civiles, au risque de précipiter leur ‘tour de Babel’ de pouvoir éphémère. Avec l’aide des services spéciaux et des mafias redoutables de l’Est comme de l’Ouest, ils s’évertuent à maîtriser les rennes des systèmes démocratiques en cours.
Les procédés sont de plus en plus connus : hold up électoraux, tronquage des listes… Cependant, l’éveil des consciences allant grandissant, les méthodes de rétorsion contre la démocratie naissante africaine et ses espoirs évoluent aussi.
En Guinée Conakry, la reprise en main est à présent effective : le pouvoir vieillissant de Lansana Conté a mis les bâtons dans les roues de cette ‘pré transition’ du gouvernement de Lansana Kouyaté, obtenant sa chute prévisible. Ainsi, s’appuyant sur la mise à l’écart des partis politiques par les forces sociales et la soif de ces derniers de retrouver les délices du pouvoir, les conseillers de Lansana Conté ont bien joué sur cette faille du système pour réhabiliter leur régime agonisant. La faute des syndicats consistait à croire à une élimination possible du régime honnis par un processus légal intégré au système en place lui-même. C’est sans compter avec le fond de mentalité perverse et assoiffée qui motive la classe politicienne.
Au Kenya, paradis vacancier des Occidentaux, le septuagénaire Moï Kibaki s’accroche au pouvoir. Après avoir été élu précédemment, avec la bénédiction de l’ancien dictateur Arap Moï, Mr Kibaki s’est rappelé subitement qu’en Afrique, seuls les dictateurs durent au pouvoir. La lutte pour le pouvoir étant synonyme de montée de nouvelles classes tribalo affairistes ou de la déchéance de celle aux commandes, il lui parut suicidaire de respecter les valeurs de la démocratie pour sa propre survie et celle de son ethnie majoritaire la plus favorisée. Au prix d’un début de guerre civile, il obligea l’opposition à un marché de dupes dont seule l’issue en fera une jurisprudence africaine recommandable. En effet, à la fin de cette gestion partagée de pouvoir entre lui et Raïla Odinga, il n’est pas sûr que les conditions d’un passage de témoin élégant et pacifique soient réunies pour autant. Le camp de Kibaki n’y a pas intérêt. La transition actuelle n’est donc qu’une mi-temps !
Au Zimbabwe, l’Afrique se ridiculise en inventant la notion de ‘héros’ à qui tout un peuple doit une allégeance éternelle. Mr Mugabe, quadragénaire dont on sait que les capacités de gouverner sont réduites par l’âge, est devenu la réincarnation africaine de la folie du pouvoir. Qu’il ait ‘arraché’ aux blancs les terres riches des fermes, cela faisait partie de l’Accord d’Indépendance. Rien d’héroïque ni de spectaculaire ! Il l’aurait fait unilatéralement sans accord préalable, comme Nasser en nationalisant le canal de Suez ou Mossadegh avec le pétrole iranien sous le règne du Shah Pahlavi, il serait effectivement un héros, un grand héros. Non seulement il l’avait fait tardivement, ayant passé le clair de son temps à éliminer les autres mouvements politiques de son pays tels que la ZAPU de Joshua N’Komo, mais il utilisa la répartition de ces terres comme arme politique démagogique en faveur de ses partisans, créant ainsi un nouveau clivage entre citoyens d’un même pays. La famine qui s’est installée dans cet ancien grenier d’Afrique australe serait-elle aussi un complot britannique ? Personne n’a prouvé que l’opposant Morgan Tsvangiray défendrait les intérêts de la minorité des fermiers blancs, sinon comment expliquer que la majorité des électeurs noirs, c’est-à-dire de ceux qui ont intérêt à posséder les terres confisquées aux blancs, ont préféré Tsvangiray à Mugabe ? L’opinion africaine serait-elle plus éclairée que les intéressés zimbabwéens eux-mêmes pour les assimiler collectivement à des pantins des impérialistes ? Pourquoi Mugabe devrait-il s’arroger le droit de ne pas quitter le pouvoir et imposer un tribut à son peuple pour l’avoir libéré des blancs ? N’est-ce pas la même propagande derrière laquelle se réfugient les potentats africains pour s’accrocher au pouvoir ?
D’autres pays et non des moindres ont fait sauter le verrou de la limitation des mandats présidentiels. Ce garde-fou était ce qui leur causait le plus de difficultés, après toutes les autres manœuvres réussies de coup de force institutionnel. Tant qu’ils seraient en vie, rien d’écrit ne devrait les empêcher de s’accrocher au pouvoir. C’est comme un mal de l’air en avion ou en altitude : l’idée de tomber est plus insupportable que le malaise en lui-même ! À défaut, la méthode Obasenjo – Poutchine pourrait intervenir, quand le potentat partant est sûr de contrôler l’appareil sécuritaire de l’Etat et se permettre d’installer son poulain aux commandes.
La Mauritanie a bien suivi cet exemple avec le dernier coup d’Etat. Aux arguments pertinents et au soutien exprimé aux putschistes par une frange importante de l’élite politique mauritanienne, nous opposons une question simple : à quoi sert-il d’élire des dirigeants pour les renverser avant la moitié de leur mandat ? S’il y a crise politique, la Constitution ne prévoit-elle pas des mécanismes de règlement respectueux du suffrage universel ? À vrai dire, les putschistes supportent mal cette normalisation de la vie publique qui devrait passer, à ses débuts, par cette instabilité inévitable. Les élites qui contrôlent le système politico-économique mauritanien sont des tentacules de l’ancien pouvoir dictatorial de Ould Taya. Ce coup d’Etat est une reprise en main qui compliquera davantage la vie démocratique dans ce pays pauvre et divisé sur une vraie base raciste et esclavagiste. Seul un semblant de pouvoir aux apparences démocrates et à l’ancrage tyrannique sera accepté par les vrais maîtres du jeu internes et extérieurs.
La promotion des ‘spécificités’ africaines, atteignant leur apogée, aboutissent à des scénarii du type « traduction manu militari devant la Cour pénale internationale ». Les chefs de guerre (petits chefs d‘état bananier autoproclamés) et les chefs d’Etats en fonction sont ainsi jaugés comme les pions d’un damier, pour mettre en œuvre le nouveau droit international humanitaire et politique. Là aussi, des voix s’élèvent toujours d’Afrique comme en retard pour protester, comme si ce développement n’était pas prévisible ? Alors, on tente rapidement de mettre en place des tribunaux nationaux au Darfour pour juger les criminels de guerre dont on niait jusqu’à l’existence quelques jours plus tôt ?
Face à l’impossible alternance normale, de plus en plus d’intellectuels et même de démocrates déçus adhèrent à la logique du coup de force, soit à la manière mauritanienne, soit par l’organisation de rébellions armées ou la prise de contrôle du directoire rebelle (comme en Centrafrique). Tout en déplorant le caractère regrettable du procédé de « putsch », ces élites africaines gauchisantes le considèrent comme le moyen le plus approprié de vaincre le refus d’alternance promu par les potentats en place. Peu importe les casses, les milliers de réfugiés et de déplacés, la déscolarisation d’une génération d’enfants, la flambée des pandémies telles que le VIH Sida, les morts : il semble qu’on ne peut faire autrement, à cause des spécificités africaines !
À quel ridicule s’exposent les Africains ? Et ce seront encore les mêmes Africains qui crieront à la générosité internationale dans les grands forums où les autres continents viennent pour proposer et vendre : le don des céréales contre la famine endémique et ‘structurelle’, les médicaments gratuits contre le VIH Sida pour les milliers de femmes violées par les ‘libérateurs’ de tout poil, l’eau potable (après avoir gaspillé l’argent public dans l’armement massif, la subversion et les placements à l’étranger), le gros lot des troupes onusiennes pour sauver des pays en dérive… C’est vraiment dommage !
Enoch DJONDANG