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La majorité démographique doit rejoindre la majorité morale

Written by  Fév 01, 2003

Lorsque des chefs d’une communauté religieuse revendiquent son poids démographique et ses fruits politiques plus que toute autre chose, il y a assurément anguille sous roche. C’est pourtant le spectacle que nous donnent depuis des années nos Oulémas et Cadres Musulmans membres de l’Union des Cadres Musulmans du Tchad (UCMT).

« Si nous n’étions pas sages et tolérants, nous aurions demandé tout simplement que différentes versions de code soient soumises à référendum (y compris un code strictement musulman). Les Musulmans étant majoritaires au Tchad, le Code Musulman aura toutes les chances de devenir le Code National, » avertissait Mahamat Hissène en sa qualité de Secrétaire Général de l’Union des Cadres Musulmans du Tchad, dans un droit de réponse adressé au « Temps » (No 200) en mars 2000. Au nom des Musulmans majoritaires toujours, le Conseil Supérieur des Affaires Islamiques (CSAI) s’arrogera l’unique place réservée aux  religieux au sein du Collège de contrôle et de surveillance des ressources pétrolières alors qu’on sait que son Président, l’imam Abakar, serait incapable de dénoncer une quelconque fraude, lui qui ne peut trouver le moindre défaut au Président Déby.

Deux exemples parmi tant d’autres qui montrent que le devoir islamique de prêcher le bien et de dénoncer le mal a été renvoyé aux calendes grecques chez nous. Lorsque nos oulémas et cadres de l’UCMT ouvrent la bouche, c’est uniquement pour susciter la controverse sous le prétexte de défendre l’intérêt des Musulmans.  Cet intérêt est d’ailleurs si étroitement défini (Code Musulman de la famille, par exemple) qu’il ne sert que leurs propres intérêts. L’objectif réel du projet de Code Musulman de la famille en fait, était de mobiliser l’électorat musulman en faveur du MPS et du président Déby (et plus personne n’en parle depuis, du reste) ; ce qui explique entre autres la miraculeuse présence, au sommet de notre Assemblée Nationale, de la cheville ouvrière de cette entreprise, à savoir Mahamat Hissène.

Trop heureux, d’appartenir au camp le plus nombreux … et le plus fort, nos oulémas et cadres de l’UCMT savent que leur fortune et leur sort sont liés au régime en place. On s’attendrait pourtant à ce que des gens si prompts à brandir la bannière religieuse comptent plutôt sur Dieu ! S’étant placés pieds et poings liés au service du régime, ils ne sont d’aucune utilité à la communauté musulmane dont ils sont incapables d’exposer les vrais problèmes. C’est ainsi qu’ils se gardent de se prononcer sur la situation réelle que vivent les Tchadiens, celle qui est décrite par M. Kebzabo, mais aussi par d’autres Tchadiens dans les journaux et sur internet (exemple de l’appel d’Issakha Koty Yacoub sur le site du FNTR).

Dans sa lettre ouverte à MM. Lol Mahamat Choua, Abdoulaye Lamana et à l’imam Hissein Hassan Abakar (Le Temps No 325 du 27 novembre 2002), notre compatriote Moussa Adoum Guetty de Paris lançait ce déchirant cri : « …partout, il y a du sang des Tchadiens : dans les mosquées, les églises, les bars, les cabarets, les marchés, les écoles, les lacs, les fleuves, les rivières, les mares, les marigots, les caniveaux, vos chambres, l’eau que vous utilisez pour vous laver et faire vos ablutions, les repas que vous mangez quotidiennement.(…) Ainsi vous mangez, marchez, dormez et priez dans le sang de nos compatriotes. »

On s’attendrait à un éveil du leadership musulman tchadien, mais rien du tout. Pour les chefs de la communauté musulmane, les choses qui arrivent aux autres ne doivent pas empêcher la vie de continuer. Dans un mémorable article sur la responsabilité du journaliste, et pour justifier son approche sélective de l’information, Mahamat Hissène avait écrit : « pour 100 FCFA par exemplaire, j’espère que le lecteur ne me demande pas le sacrifice suprême » ; le sacrifice dont il parle étant simplement de rendre compte honnêtement des conditions de vie de ses compatriotes. Pourtant, le Coran dit : « O vous qui croyez ! Craignez Allah et soyez avec les véridiques. » (Sourate 9, verset 119, 9/119).  La tragédie, dans le cas de Mahamat Hissène, est qu’il est lui-même l’un des idéologues et le stratège de ce système qui l’empêche d’être véridique. Allez-y comprendre quelque chose !

De toute évidence, l’ancien Directeur du « Progrès » et Secrétaire Général de l’UCMT redoute plus la colère de nos dirigeants que celle d’Allah qui dit pourtant : « Ne craignez pas les hommes. Craignez-moi. Ne vendez pas mes signes à vil prix. » (5/47) Par leur silence, nos cadres Musulmans et oulémas encouragent les tenants du pouvoir à gérer le pays comme bon leur semble, au mépris des lois, sûrs qu’ils ont derrière eux le poids de toute la communauté musulmane.  Qui se chargera de rappeler à nos dirigeants cette injonction du Coran : « …ne faites pas comme celle qui défaisait brin par brin sa quenouille après l’avoir solidement filée, en prenant vos serments comme moyens pour vous tromper les uns les autres du fait que (vous avez trouvé) une communauté plus forte et plus nombreuse que l’autre. Allah ne fait, par-là, que vous éprouvez. » (16/92) Dans le cas du Tchad, les gens font pire : ils défont la quenouille que d’autres ont filée ! Les lois ne sont votées et les accords ne sont signés que pour mieux tromper l’opinion nationale et internationale.

Pour préserver le statu quo qui leur bénéficie tant, ceux qui se sont adjugés le titre de « porte-parole » de la communauté musulmane du Tchad entretiennent une savante confusion sur les préceptes de l'Islam. Ainsi, ils se gardent bien de rappeler qu’une société, qu’elle soit laïque ou islamique, doit être régie par des lois et que personne n’a le droit de se rendre justice. On croirait que Salaheddine Kerchid les avait à l’esprit lorsqu’il écrivait, dans son livre, « Le Vrai visage de l’Islam » (page 23) : « On apprivoise Dieu, on l'enferme entre des cloisons hermétiques ; on dévoile ce qu'il nous convient de dévoiler de Ses Écritures et on cache soigneusement le reste pour qu'il ne serve pas d'arguments contre nous le Jugement dernier. La religion, qui est le seul moyen de créer la grande fraternité humaine, devient un code de société secrète et un moyen de limiter les biens de ce monde à une poignée d'initiés et de purs».  Et cela est tellement vrai qu’aujourd’hui, dans de nombreux villages du Sud, les gens préfèrent se convertir à l’Islam dans l’espoir d’entrer dans le « club » plutôt que de continuer à « galérer » en tant que non-Musulmans ! Quel vrai musulman peut accepter cela ?

Fraternité humaine, dit Kerchid, alors que certains Tchadiens insistent que le musulman est le frère du musulman, et implicitement l'ennemi du non-musulman. Il y a ici une incompréhension du mot « oumma » qui, dans le Coran, désigne non seulement une communauté donnée, mais aussi l’humanité toute entière. Être musulman, c'est être le ciment d'une seule fraternité, son humanité. Il ne serait pas logique que Dieu crée l’ensemble des hommes, mais limite ses bienfaits et sa miséricorde à une partie d’entre eux seulement.

C’est bien ce que certains Musulmans de chez nous croient. «  ... nombre de Musulmans sont prompts, sous l'emprise de la colère et de la haine, à traiter de kirdi (paien, race d'esclave) leurs compatriotes du Sud. Bien que le sujet soit tabou, un historien musulman comme Mahamat Saleh Yacoub n'hésite pas [...] à reconnaître que ce trafic [l'esclavage, NDLR] a créé des sentiments de mépris et de crainte qui ne présentent pas a priori un atout favorable pour une intégration post-coloniale facile, » écrit le père Henri Coudraix. (Cité dans «  N'djamena, Déby entre Mobutu et tchador », document internet de l'Association « Survie. »)

Pourtant, Salaheddine Kerchid (p.66) explique bien que « ni la naissance, ni la couleur, ni la fortune ne nous donne une supériorité quelconque aux yeux du Créateur. Il ne nous juge que d'après notre piété et les plus pieux sont pour Dieu les plus nobles.» D’où vient-il qu’aucun de nos oulémas officiels ne prenne la peine de rappeler cette vérité à la communauté musulmane tchadienne ? La raison est simple : le système qui nous opprime est basé sur l’idée que les Musulmans Nordistes sont supérieurs au reste des Tchadiens.

Le défunt Abderahmane Dadi (cité par Roné en page 256 de « Tchad : l’ambivalence culturelle ») explique clairement cette politique de l’exclusion, s’il ne la justifie pas : « Entre coreligionnaires, il se crée un sentiment de fraternité qui ne s’étend pas aux non-coreligionnaires. L’appartenance à une même religion est un élément, union religieuse mais aussi politique dans le cas de l’Islam. Cette communauté de croyants laisse de côté les incroyants qui se trouvent être les populations soudaniennes animistes. »

L’ironie est que le même Dadi et nombreux autres viendront à plusieurs reprises à Washington pour jurer aux responsables de Banque mondiale que personne ne sera exclu de la gestion des ressources pétrolières et que les Yorongar et autres Delphine Kemneloum qui émettent des réserves à ce sujet sont des menteurs ! Comment s’entendre avec des gens qui renient jusqu’à ce qu’ils ont eux-mêmes écrit ?

Avec l’avènement des pouvoirs dits Musulmans au Tchad, on a assisté à la destruction systématique des repères socio-politiques et économiques. Ceux qui peinent le moins au travail sont ceux qui ne cessent d’accumuler villas, femmes, argent, richesses en tous genres, tout en gavant le peuple de discours creux. En paraphrasant le Coran (5/63), on est en droit de se demander : « pourquoi les oulemas et imams ne les empêchent-ils pas de tenir des propos mensongers et de manger des gains illicites ? » Kerchid rappelle de son côté la formule qui préserve la cohésion sociale : « tout salaire correspond uniquement à un bienfait pour autrui et ainsi on évite tout déséquilibre social et toute faillite des valeurs morales et matérielles. » (p.135). De toute évidence, nous avons passé ce cap il y a bien longtemps. Nous sommes à un stade où gagner sa vie en rendant service est considéré comme dégradant.

Il importe que les Musulmans de bonne volonté se fassent entendre de plus en plus pour changer cette perception peu positive que nous autres avons, aujourd’hui, de l’Islam tchadien. Qu’ils se reconnaissent ou pas au sein du CSAI ou de l’UCMT, ces organisations parlent et agissent en leur nom. Ils peuvent exiger la démission immédiate des dirigeants de ces deux organisations et leur remplacement par des Musulmans intègres élus par la communauté ; des gens qui auraient le courage d’exposer les vrais problèmes de la société. L’autre option est de lancer des organisations parallèles. Celles-ci feraient alors jonction avec nos églises pour porter un jugement moral sans équivoque sur la situation de notre pays et appeler aux bonnes actions en faveur de tous les Tchadiens. Ne pas tenter de corriger un mal dont on a conscience est certainement l’un des plus grands péchés qui soit. « Quel pire injuste que celui à qui on a rappelé les versets de son Seigneur et qui en détourna le dos, en oubliant ce que ses deux mains ont commis ? » fait en effet remarquer le Coran (18/57).

Les gens aveuglés par leur arrogance nous reprocheront de vouloir dicter aux Musulmans les normes de leur religion. Dans ce cas, ceux-là devront nous démontrer en quoi la collusion actuelle entre le pouvoir et les chefs religieux Musulmans se justifie et en quoi elle profite aux Musulmans ordinaires.

Timothée Donangmaye

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