La soudaineté, la précipitation et la légèreté de la nationalisation des actifs pétroliers, conduite au pas de charge par Mahamat Idriss Deby fils et sa cour royale de sherpas et mentors, sans une appréciation raisonnable et rationnelle du risque financier pour le trésor public et réputationnel pour la signature du pays, est une hérésie à la fois économique, juridique et stratégique.
Dans un des rares moments d’accès de lucidité, Deby père battait sa coulpe à propos des conditions d’acquisition des droits de Chevron en 2014 en avouant dans une interview (en 2017 aux médias : RFI, TV5 et Le Monde) que : « je dois reconnaître que le prêt obtenu de Glencore était une démarche irresponsable. Comment est-ce arrivé ? Au moment où le Tchad avait sérieusement besoin de ressources et où tous les chantiers étaient à l’arrêt, il nous fallait des ressources pour au moins finir les chantiers que nous avions commencés ».
Il questionnait rétrospectivement à sa façon, l’opportunité de cette acquisition non prioritaire et doublement perdante pour un pays déjà exsangue financièrement. Elle l’était d’abord en raison de la valorisation très généreuse de la participation de Chevron dans le consortium, corrélée à la chute instantanée des cours du brut sur les marchés, compromettant les résultats d’exploitation. Et donc la perspective de dividendes espérés par le nouvel actionnaire, État tchadien. Mais elle l’est surtout à cause des conditions prohibitives de l’encours du prêt souscrit pour son financement auprès de Glencore, par ailleurs, principal conseil du pays dans le montage de l’opération de restructuration du consortium. Un encours qui absorbe l’essentiel des recettes du budget, sacrifiant la dette intérieure avec les créanciers ne sachant plus à quel « saint » du parti au pouvoir le Mouvement Patriotique du Salut (MPS) se vouer. Résultats, la population, seul dindon de la farce dans l’histoire, est KO debout par l’uppercut du plan d’austérité avec son train des 16 mesures assommantes.
Aujourd’hui encore, il a fallu tout le poids et toute la force de persuasion et d’entrainement du ministre français de l’Économie et des Finances dans son rôle de parrain, pour arracher l’accord de restructuration de la dette Glencore au titre du cadre commun du G20, et enfin débloquer les facilités du FMI qui redonnent un peu de respiration au pays. Or, voilà qu’à peine, l’encre de cet accord de restructuration de la dette Glencore, sèche que le pays bande les muscles en se lançant dans une autre aventure « souverainiste » sans appréciation préalable de l’opportunité, de la portée et des risques financiers et la réputation du pays : « se tromper est humain, persister dans son erreur est diabolique ».
En effet, un gouvernement raisonnable et responsable ne peut se lancer à froid dans une opération de cette envergure sans réaliser au préalable une étude d’impact pour mesurer notamment :
Le gouvernement a-t-il produit une étude d’impact du projet de loi de la nationalisation des actifs Savannah ? Les recherches en ce sens n’ont pas permis d’en trouver la trace. L’absence d’exposé de motifs du projet de loi qui devrait fournir la synthèse du motif pour en justifier la raison d’être, autorise le doute.
Par ailleurs, la platitude et l’indigence des débats à l’assemblée transitoire à l’occasion de ce qui ressemble à un vote soviétique, achève de lever le doute. Pourtant, certains tchadiens ont applaudi la nationalisation des actifs pétroliers. Mais avaient-ils seulement conscience de son coût pour le contribuable ? En effet, la nationalisation n’est pas une spoliation ou une simple confiscation par l’État de biens privés. Elle ne se justifie au demeurant que pour un motif d’intérêt général et moyennant « une juste et préalable indemnité ». Celle-ci, déterminée par un tiers, doitcouvrir l’intégralité du préjudice direct, matériel et certain subi par l’exproprié. La loi du n° 003/PT/2023 du 31 mars 2023 passe par pertes et profits le montant de l’indemnisation. Son article 4 se contente de donner compétence aux ministres des hydrocarbures et des Finances d’en arrêter le montant, comme s’il s’agirait de banales notes de frais de missions de fonctionnaires. Or, l’ordre de grandeur ici est en millions de dollars USD, soit approximativement 250 milliards de francs CFA (c’est-à-dire le montant de la transaction Exxon Mobil – Savannah Energy : 407 millions de dollars USD). L’État tchadien doit payer et paiera, peu importe qu’il reconnaisse ou non la société Savannah Energy et le plus tôt sera le mieux. C’est par ailleurs, perdre de vue qu’à la différence d’une expropriation administrative pour cause d’utilité publique où l’indemnisation est postérieure au transfert de propriété, dans une procédure de nationalisation, l’indemnisation est une condition préalable et nécessaire dudit transfert. Son inobservation par le gouvernement en l’espèce se paiera en milliards de dommages et intérêts supplémentaires pour les finances publiques.
Qui plus est, la non-anticipation de la mobilisation du financement contraindra le gouvernement à négocier le couteau sous la gorge avec les bailleurs de fonds éventuels pour le bouclage du tour de table du principal de l’indemnisation (précédemment évoquée), sans égard aux majorations éventuelles. Or un financement par prêt de cet ordre et dans des conditions qui seront peu avantageuses, ne va pas sans restrictions budgétaires subséquentes et donc de plan d’austérité dont les effets sont redoutés et redoutables pour le petit peuple.
Bref, c’est une vraie débauche financière pour le Trésor public que les résultats d’exploitation des puits de pétrole dont les réserves sont à la limite du potentiel, si ce n’est de l’épuisement et dont le cours du brut est plus que jamais dépendants d’une météo géopolitique instable et insaisissable, risquent de ne jamais couvrir. À l’arrivée, il n’est pas du tout certain que la nationalisation célébrée à N’Djamena ait dans la balance, un sens et encore moins un intérêt économique et financier pour le pays au regard de son coût induit par la maladresse des gouvernants. Alors même que sans bourse délier, le pays pourrait profiter encore largement des royalties des dernières années de l’âge d’or du pétrole, car la crise Ukraino-Russe qui maintient les cours du baril de brut à des niveaux avantageux pour les pays producteurs n’est pas éternelle. Ajouter à cela, la dynamique des politiques publiques de décarbonisation de l’économie en cours en Occident, jusqu’alors premier marché en termes de demande de pétrole. Celle-ci accélère la sortie des énergies sales dont le pétrole est la tête de gondole.
La nationalisation des actifs pétroliers au Tchad est sans doute une victoire pour ses promoteurs, mais une victoire à la Pyrrhus pour le pays : une hérésie économique donc, mais sans doute aussi juridique.
La nationalisation est par définition un acte d’autorité. Elle ne se justifie, au regard du droit, que par le seul prisme du motif d’intérêt général. C’est-à-dire, son caractère indispensable, impérieux pour la cohésion et la paix civile, sociale et économique, etc. du pays.
Ce motif peut être soumis au contrôle du Conseil constitutionnel (la Cour Suprême dans le cas du Tchad) par un recours puisque la nationalisation passe nécessairement par une loi. À charge simplement pour l’État qui en prend l’initiative d’assumer le coût de la juste et complète l’indemnisation (op cit.). Ainsi, l’État tchadien peut nationaliser autant d’entreprises et de biens privés relevant de sa juridiction si l’intérêt général de la Nation le commande d’une part, et qu’il dispose de trésor de guerre pour honorer les indemnisations subséquentes, d’autre part.
Mais en l’espèce, en l’absence pure et simple d’exposé de motifs permettant d’appréhender et d’apprécier le motif d’intérêt général l’ayant fondée, la loi n° 003/PT/2023 du 31 mars 2023 de nationalisation n’aurait pas pu passer le filtre du contrôle de conformité, même si la Cour Suprême du pays n’est pas à un renoncement près à l’égard des forfaitures du régime. Mais alors, d’où vient que le gouvernement se perde dans des explications relevant au mieux de l’ordre de la conjecture, et au pire, des élucubrations indignes de la charge de ses tenants ; et qui plus est, sans lien avec une démarche de caractérisation du motif de l’intérêt général.
Par exemple, l’argument du non-respect de la clause de préemption. Cette clause est une clause usuelle des contrats de concession comme le sont, notamment les clauses d’agrément du cessionnaire par le concédant, de concours du concédant à l’acte de cession, de préférence, de garantie réciproques des passifs du cédant et du cessionnaire. De deux choses l’une : soit la clause existe et sa violation, autorise l’État tchadien à travers la Société des Hydracarbures du Tchad (SHT) à la faire valoir, en se substituant d’office au cessionnaire (Savannah Energy) quitte à contester seulement les conditions du prix en appelant à l’arbitrage pour sa détermination. Et dans ce cas, il n’y a plus besoin de nationalisation par une loi. Soit, la clause a été purgée, c’est-à-dire que le gouvernement y a renoncée formellement ou, a laissé passer le délai pour s’en prévaloir quand la cession lui a été notifiée ; auquel cas il ne peut plus l’invoquer. Mais le gouvernement ne peut pas à la fois invoquer la « clause de préemption » sans exercer le droit et le défaut de réponse à sa « demande d’informations sur les capacités techniques et financières de Savannah » ou encore de soutenir « ne pas connaître Savannah » ; un mélange de contradictions qui privent par voie de conséquence le contentieux qu’il a entrepris lui-même de tout son objet. Ensuite, l’argument de la faiblesse structurelle et financière du cessionnaire, à le supposer établi, peut tout au plus, justifier la résolution du contrat de concession pour mauvaise exécution puisque le cessionnaire vient aux droits du cédant.
De même, la convention tripartite SHT- Petronas-État tchadien, ne peut, à cause de son effet relatif, obliger Exxon Mobil qui n’en est pas signataire. Tout au plus, le gouvernement aurait pu à bon droit invoquer les stipulations du contrat de concession qui lient le Tchad à Exxon Mobil et qui obligent celle-ci à assurer la continuité de l’exploitation au risque d’une dénonciation à ses torts et dépens, et la mettre en demeure de reprendre la production ou de trouver sous bref délai un cessionnaire digne. C’est autrement plus efficace, car le non-respect de cette injonction exposerait Exxon Mobil à la rupture du contrat de concession sans indemnisation, ni compensation. Quant à l’argument pris de la suspicion de corruption invoqué contre Savannah, c’est du niveau des causeries du soir de « Dabalaye ». Outre qu’il ne relève d’aucune catégorie de moyens recevables au soutien de la prétention, il atteste de la légèreté et de la désinvolture dans la conduite des affaires de l’État. Si le ministre des Finances a des preuves en ce sens, qu’il saisisse le procureur de la République comme la loi l’y oblige. Et pourtant lui, comme son collègue du Pétrole, tous les deux en première ligne dans ce dossier, passent pour être la crème de la crème du pays.
Les motivations profondes du gouvernement dans cette affaire restent un mystère. De son rôle initial de médiateur entre un personnel national, inquiet pour la garantie de ses droits, par la perspective de la cession de l’activité, et une Esso, totalement dévolue à la recherche d’un repreneur pour céder ses actifs, le gouvernement s’est soudainement découvert des raisons fumeuses, pour l’accession à la propriété de tous les actifs pétroliers du pays, sans les précautions d’usage. Un choix que n’ont pourtant pas fait les géants pétroliers comme le Nigéria, l’Angola, le Congo, le Gabon et encore récemment l’Ouganda.
Abdoulaye Mbotaingar
Docteur en droit
Maître de conférences, Université d’Orléans
Membre du centre de recherche juridique Pothier, CRJP, EA 1212
Chargé d’enseignement, Université Paris-Dauphine-Psl