La soudaineté, la précipitation et la légèreté de la nationalisation des actifs pétroliers, conduites au pas de charge par le président de transition Mahamat Idriss Deby fils et sa cour royale de sherpas et mentors, sans une appréciation raisonnable et rationnelle du risque financier pour le trésor public et la réputation de la signature du pays, est une hérésie à la fois économique, juridique et stratégique.
Grisé par les lauriers que lui tressaient certains de ses pairs africains[1] pour sa diplomatie martiale qui, à la vérité, n’était souvent qu’une sous-traitance très intéressée des opérations extérieures de l’armée française en Afrique[2], Idriss Deby père se rêvait d’un destin de patriote et panafricaniste de haut vol à l’instar des Patrice Lumumba, Kouamé Nkrumah et Thomas Sankara.
Son discours « mémorable » du premier Forum de Dakar en 2014, organisé, paradoxalement, par son intime, le ministre français Jean-Yves Le Drian, ou encore, sa tonitruante sortie d’août 2015 sonnant l’hallali du franc CFA, n’étaient pourtant que de l’esbroufe : soit juste de la fanfaronnade pour tromper et étourdir le chaland. Car, en effet, l’emprise de l’armée française au Tchad n’a jamais été aussi prégnante que dans ces années, et les entrepreneurs primaires de l’international anti-CFA et plus généralement de l’anti-France, pour qui cette monnaie est le symbole s’il en est du néocolonialisme, et qui avaient convergé à N’Djamena croyant trouver en Deby leur porte-étendard, avaient vite déchanté pour avoir été priés d’aller voir ailleurs. La frange locale qui recrute pour l’essentiel dans les rangs grossissants des arabisants, est pour sa part, toujours maintenue sous cloche et n’est autorisée à reprendre du service qu’occasionnellement lors des dépits amoureux comme ce fut le cas notamment en 2001 lorsque la pétrolière Elf Aquitaine avait renoncé à sa participation au projet du consortium d’exploitation.
De même, aucune initiative n’avait été entreprise pour la réforme du CFA par la Communauté Economique et Monétaire de l’Afrique centrale (CEMAC) alors sous la férule d’un Deby père marchant sur l’eau et en état d’hubris des années 2013-2018 ; plaçant par un claquement de doigts les membres de sa famille de génies dans tous les arcanes majeurs de la CEMAC. Aujourd’hui encore, s’il n’y a plus d’obligation pour les pays de l’Union Economique et Monétaire de l’Afrique de l’Ouest (UEMAO) de disposer des comptes d’opérations extérieures au Trésor public français et les représentants de la Banque de France siégeant au conseil d’administration de la Banque Centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) n’ont plus de voix délibératives ; la CEMAC et la Banque des États de l’Afrique centrale (BEAC) continuent pourtant de procrastiner à défaut d’assumer officiellement le « confort » du statu quo de la tutelle monétaire. Bref, Déby père n’avait ni l’art et la pratique, ni la conviction et la foi et encore moins le corpus idéologique d’un authentique patriote et souverainiste africain ou alors il ne s’agirait que d’une acception complètement galvaudée. Son invraisemblable aveu relatif à l’intervention de la France à travers son fameux « constitutionnaliste » pour modifier le verrou de la Constitution de 1996 et lui permettre, un troisième mandat à l’« insu de son plein gré », en était un morceau de choix. Sa diplomatie du tête-à-queue, mue par l’instinct et l’émoi, ses alliances et mésalliances contre nature, ses reniements dans les grandes latitudes, mais surtout la pérennité du règne comme seul déterminant de l’action publique, rendaient incompatible sa trajectoire avec la noblesse du statut convoité.
Mais hélas, Déby père avait fait des émules au confluent des fleuves Logone et Chari, et qui plus est, le cœur du nucléaire de son système de non-gouvernance lui a survécu. Dès lors, tous les Saleh KEBZABO, les Gali NGATTA, les Mahamat Ahmat AL HABO, les Mahamat Saleh ANNADIF[3] du monde n’y changeront rien si ce n’est, de se faire complètement phagocyter eux-mêmes par le système. D’ailleurs, à force d’avaler, non pas de couleuvres, mais des boas, ils n’ont plus de repères métaboliques et plus largement, de centre de gravité de principe, d’éthique et de morale.
Deux occurrences récentes donnent la mesure du continuum du système Déby. D’une part, la nationalisation des actifs pétroliers et d’autre part, les clashs diplomatiques avec l’Allemagne et le Cameroun[4].
S’agissant de la nationalisation, la soudaineté, la précipitation et la légèreté de la procédure conduite au pas de charge par Déby fils avec sa cour de sherpas et mentors, réunit tous les ingrédients pour faire de ce nième oukase un autre gouffre financier pour le pays, mais aussi un vecteur de dissuasion massive des investissements directs étrangers au Tchad. L’absence de méthode et de réflexion dans sa conduite en fait une hérésie à la fois économique, juridique et stratégique. Jugez-en.
De l’hérésie stratégique de la nationalisation
« L’État a suffisamment démontré qu’il est un actionnaire calamiteux », disait un homme politique français. L’affirmation vaut particulièrement pour l’État tchadien dont l’inaptitude entrepreneuriale frise le cataclysme.
Les entreprises publiques (de l’Énergie, de l’Eau, du Ciment, du Coton, du Sucre, etc.) du pays ne remplissent ni la mission de service public dont la continuité, la disponibilité, la qualité et l’accessibilité sont les déterminants ni la profitabilité de l’exploitation. Elles sont maintenues en activité sous perfusion de subventions par l’État-actionnaire au détriment des politiques publiques existentielles pour la population, et au mépris des règles communautaires de concurrence restreignant les aides directes d’État. Si la Société des Hydrocarbures du Tchad (SHT) fait exception avec des exercices bénéficiaires, elle n’a aucun mérite.
En effet, cette société n’a pas d’activités de production, car son bilan se contente, d’une part de répliquer les résultats des entreprises (privées, bien gérées), dans lesquelles elle détient des participations et d’autre part, d’agréger les redevances et royalties versées par les pétrolières. Et encore, pour quels impacts et efficiences pour le pays profond, quand on en juge par le scandale des 20 milliards et sans doute davantage, des consorts DGA SHT et ex-secrétaire particulier de la présidence ; scandale promptement noyé par la Cour Suprême ? Dans ces conditions, au mieux, la nouvelle société Chadian Petrolium Company (CPC), substituée par les autorités, aux droits du consortium Esso-Petronas, suivra le destin d’une SHT, comme une « pompe à fric » pour la famille régnante et au pire, elle partagera le sort des SNE, CST, STE et autre CotonTchad, qui sont de véritables pompes aspirantes des subventions publiques, mais également de réserves d’emplois pour les enfants des pontes du régime et de la nomenklatura.
Aussi, le personnel tchadien d’Esso qui a désormais acquis la compétence certaine et les qualifications nécessaires s’est poussé du col. Il ne se serait pas privé d’inciter et de flatter l’ego du palais rose dans sa fièvre souverainiste. Ses hiérarques sont récompensés par leur nomination à la direction exécutive de la CPC. Simplement, de quelle autonomie décisionnelle et stratégique peuvent-ils disposer par rapport à un conseil d’administration composé pour l’essentiel d’administrateurs ignorants les fondamentaux du management de l’industrie pétrolière ? Mais pire, que pourront ils, contre les oukases lancinants de la présidence de la République ou encore, contre les demandes de « bons de commandes » et de placement des membres de familles des « 600 généraux » de Mahamat Idriss Deby comme le titrait récemment l’hebdomadaire Jeune Afrique ?
Entre se soumettre et prendre la porte, le choix est vite fait et au détriment de l’intérêt et de la pérennité de l’entreprise. Or, la tuyauterie pétrolière est très exigeante en matière de maintenance et de renouvellement de pièces. Il en est de même de la remise à niveau de la qualification du personnel de production qui ne pourra plus désormais bénéficier du benchmarking des compétences et du réseau international des majors. Les nouveaux dirigeants nationaux ont-ils la capacité de gagner les arbitrages budgétaires nécessaires à cet effet ? Le doute est plus que permis. L’exemple de la PDVSA, compagnie nationale pétrolière du Venezuela qui a vu sa production réduite de 3 millions de barils/jour à une peau de chagrin, en dépit d’immenses réserves, à cause du manque d’investissement dans la maintenance et le renouvellement des équipements, mais surtout de la mauvaise gestion, est à méditer.
Enfin, si la production du pétrole brut revêt un caractère « vital et stratégique » dixit les autorités dans la confusion des arguments (voir ci-après), elle ne l’est pas plus que le raffinage, compte tenu de la sensibilité de tout le pays à la disponibilité des produits pétroliers finis : essence, gasoil, gaz, pétrole lampant, etc. Dès lors, la priorité n°1 de l’investissement stratégique de l’État ne devrait-elle pas être, non seulement dans l’augmentation de la capacité de production de la NRC de Djermaya, mais également, dans la création ou l’incitation à la création d’une entité concurrente de raffinage pour réduire la dépendance du pays aux opérations de maintenance de la NRC ou aux sautes d’humeur de ses dirigeants représentants les intérêts de Pékin ? Manifestement, le gouvernement de transition qui n’a pas l’intention de nationaliser la CNPC, ni de créer une nouvelle raffinerie, a une échelle de priorités stratégiques que la rationalité économique et managériale ne peut expliquer. Mais ce n’est pas tout : la nationalisation des actifs pétroliers bégaie aussi du point de vue économique.
De l’hérésie économique de la nationalisation
Dans un des rares moments d’accès de lucidité, Deby père battait sa coulpe à propos des conditions d’acquisition des droits de Chevron en 2014 en avouant : « Je dois reconnaître que le prêt obtenu de Glencore était une démarche irresponsable. Comment est-ce arrivé ?...... ».
[1] Notamment les ex-présidents malien et guinéen Ibrahim Boubakar Keita (IBK) et Alpha Condé qui le gratifiaient, rien de moins que d’un Commandant en chef de l’Afrique.
[2] V. en ce sens, J. Tubiana, Le Tchad sous et après Déby : transition, succession ou régime d’exception ? in Politique africaine, n° 164, avr. 2021.
[3] Des éminentes pièces rapportées du système.
[4] Le volet diplomatique dont l’intérêt public et scientifique est aussi manifeste, n’est cependant pas traité dans la présente.
La suite, volet 2, dans notre prochaine publication. À suivre.
Abdoulaye Mbotaingar
Docteur en Droit
Maître de conférences, Université d’Orléans
Membre du centre de recherche juridique Pothier, CRJP, EA 1212
Chargé d’enseignement, Université Paris-Dauphine-Psl