Je présume que de nombreux compatriotes ont applaudi le discours prononcé par le président Idriss Déby à l’occasion du 8 mars, journée internationale de la Femme. Ils ont sûrement apprécié sa promesse de faire adopter dans les meilleurs délais, par l’Assemblée nationale, le projet de code de la famille. Si l’on s’en tient à ce discours, le président Déby, qui est lui-même musulman, rejette implicitement le projet de code musulman de la famille élaboré par l’Union des cadres musulmans du Tchad (UCMT.) « Le code de la famille, nous l’avons tiré de la Constitution. Et, cette constitution a été votée par tous les Tchadiens,» avait-il, en effet, martelé.
Cependant, j’estime que la sortie du chef de l’État sur cette question vient avec du retard. Car cela fait au moins un siècle – et j'exagère à peine ! – que l'UCMT et ses militants empoisonnent l'atmosphère nationale avec leur projet de code musulman de la famille ! Certains de leurs leaders ont même menacé de soumettre leur document à un référendum où il passerait comme une lettre à la poste, les musulmans étant, selon eux, majoritaires. Malgré tout, nous avons eu comme l’impression que le sujet ne préoccupait pas nos dirigeants.
Les seules prises de position gouvernementales avant celle du président de la République -- à ma connaissance tout au moins ! -- ont été celles de deux femmes... méridionales de surcroît : Mesdames Agnès Alafi et Fatimé Kimto. Or, nous savons que c’est dans la partie septentrionale du pays que les jeunes Tchadiennes accusent un grand retard dans le domaine scolaire. Un code musulman qui les sortirait de l’école dès 14 ans pour les marier ne ferait qu’aggraver cette situation. Pourtant, on ne dirait pas que le sort de ces jeunes filles préoccupe réellement au Nord.
Je suis, par ailleurs, déçu par le « timing » de la mise au point présidentielle concernant le code de la famille. Celle-ci avait sa place dans le discours présidentiel de Gounou Gaya (décembre 2004) sur la réconciliation nationale. Lorsque le président avait, à cette occasion, parlé de l’édification d'un « Tchad laïc » c'était le lieu de rappeler à l'ordre ces musulmans égarés de l'UCMT qui, avec l'appui des Oulémas et en violation de nos lois, tentent d’imposer un code musulman de la famille. Leur rejet du projet national de code de la famille n’a fait que renforcer l’incompréhension entre musulmans et non-musulmans au Tchad.
Les filles et les femmes ont toujours été victimes de toutes sortes d’injustices chez nous. Mais en ce qui concerne le code musulman de la famille, elles n’allaient être que les victimes collatérales d’un sombre dessein : celui de politiser et d’instrumentaliser l’Islam aux fins de pérenniser au Tchad un pouvoir nordiste et musulman. Il s’agissait pour l’UCMT de mesurer sa capacité de mobilisation des nordistes autour d’un thème religieux comme le code musulman de la famille. Par leur silence, nos frères nordistes et musulmans ont conforté l’UCMT dans sa conviction que le musulman soutient toujours le musulman, même si ce dernier nage visiblement dans une mer d’erreurs et l’ignorance.
« Moi, je dis que le code de la famille, c'est pour rendre la justice» avait déclaré le président Déby le 8 mars. En attendant jusqu’au 8 mars pour dénoncer – obliquement d’ailleurs ! -- le projet de code musulman, le chef de l’Etat en a fait un « problème de femme » uniquement. Il a, du coup, diminué la portée de sa déclaration. Je ne vois honnêtement pas comment les Tchadiennes peuvent, aujourd’hui, « conquérir leur place au sein de la société » sans le concours des hommes qui tiennent tous les leviers du pouvoir ! C’est à ces hommes, notamment ceux de l’UCMT, qu’il fallait rappeler leurs responsabilités vis-à-vis de la Femme tchadienne.
Le président Déby aurait dû directement apostropher les militants de l'UCMT et, en tant que musulman, dénoncer la condition faite à la femme et la jeune fille musulmane au Tchad ; condition que l’UCMT veut perpétuer. J’estime que le président doit spécifiquement interpeller la communauté musulmane tchadienne pour lui expliquer la nécessité de protéger nos mères et nos femmes, d’éduquer nos filles et nos sœurs. Certes, les musulmans ne sont pas les seuls Tchadiens à marier leurs filles à 14 ans, mais c’est au sein de cette communauté qu’on trouve ceux qui veulent justifier cette pratique par la religion. Et c’est cette bombe qu’il faut désamorcer.
Ouvrons une parenthèse pour nous demander ce qu’il serait advenu si un projet code de la famille avait été plutôt proposé par des cadres chrétiens par exemple. Nous aurions vu une véritable levée de boucliers du gouvernement. Lorsque nos évêques avaient seulement offert de financer la formation -- par des agents du gouvernement -- de formateurs d'observateurs électoraux, le ministre de l’Intérieur ne s’était pas fait prier pour dénoncer cette « ingérence » dans les affaires de l'Etat. Par contre, pour le code, musulman, nos dirigeants ont tourné 7 fois la langue avant de parler. Au Tchad, toujours deux poids, deux mesures.
L’histoire récente de notre pays regorge d’ailleurs de nombreux exemples où nos dirigeants ont choisi de regarder ailleurs quand les fauteurs de troubles se trouvaient être des musulmans ou des nordistes. Ainsi, à Moundou par exemple, « une série d’actes de vandalisme et de provocations ont été perpétrés par des individus, visant les intérêts des autochtones. Le 21 juin 1993, une manifestation de commerçants nordistes de confession musulmane s’est soldée par le saccage par ceux-ci de la librairie évangélique et la profanation de la cathédrale de la ville. En décembre 2001, des « inconnus » ont détruit la statue de Bambé, considéré par certains comme étant le fondateur de la ville.
(…) En novembre et décembre 2002, plusieurs maisons d’habitations des autochtones ont été incendiées à des heures tardives par des « inconnus. » (…) le 6 juillet 2003, un conflit entre deux individus a dégénéré en bagarres généralisées où plus de cinq personnes ont trouvé la mort et neuf autres blessées, selon les sources officielles. Des biens publics et privés ont été saccagés[i][i]. » Ces derniers temps, des responsables gouvernementaux se sont rendus dans la région méridionale pour tenter faire la lumière sur de sanglants conflits, mais pas un seul n’a eu le courage de reconnaître par exemple que c’est toujours les nos frères nordistes qui font usage d’armes de guerre contre leurs compatriotes autochtones, c’est toujours les premiers qui se livrent aux actes de provocation.
C’est un scénario similaire – moins les Kalashs ! – que nous vivons actuellement avec la décision de l’UCMT de proposer son propre code de la famille quand bien même nos lois ne prévoient pas cette possibilité ! Ce n’est d’ailleurs pas la première instance de violation de la loi au nom de préceptes religieux... Ainsi, il existe, dans diverses villes tchadiennes de véritables « centres de dressage » créés par des musulmans intégristes où « des femmes et enfants jugés récalcitrants, sont enchaînés, enfermés et battus par leur famille » comme le rapporte l’agence Syfia dans sa livraison du 27 janvier 2005. Selon cette même agence, personne au gouvernement n’ose intervenir parce qu’il s’agit de « musulmans. »
Comme on peut le constater, le discours du président Déby n’a touché que le bout de l’iceberg ! Mais nos compatriotes non-membres de l’UCMT l’ont probablement applaudi à tout rompre. Et le chef de l’État doit, en toute logique, penser les avoir persuadés de son engagement pour la laïcité et l'égalité de tous les Tchadiens. Cependant, nous ne saurions nous contenter d'une simple déclaration alors que la cheville ouvrière du projet de code musulman si dangereux pour les filles et femmes musulmanes se trouve être Mahamat Hissein, le Secrétaire général du MPS et premier-vice-président de l'Assemblée Nationale !
Dans tout pays sérieux, lorsque le Secrétaire général d’un parti au pouvoir s’oppose de manière aussi radicale à une initiative majeure du gouvernement -- comme c'est le cas actuellement du projet national de code de la famille – il doit suivre sa conscience et démissionner ; ou alors on se doit de le « démissionner ! » Qu'un régime maintienne une telle personne aux commandes de son parti et à l'Assemblée nationale, cela nous montre que ce régime mène une autre politique en sous-main et que le grand discours sur la promotion de la femme n'est que de la poudre aux yeux ! Dans ce cas, il faudra nous expliquer qu’elle est cette mystérieuse « raison d’État » qui s’accommode de contradictions aussi flagrantes !
Je me demande d'ailleurs comment les femmes militantes du MPS interprètent le maintien de Mahamat Hissein au poste de Secrétaire général du parti après sa grande campagne contre le code de la famille et pour le code musulman ! Vont-elles prendre au mot le président Déby et se « mettre au diapason » pour demander des explications aux leaders de leur parti ou alors vont-elles agir en « femmes traditionnelles » et donner raison à l’UCMT et à son code oppresseur de la Femme ? À moins que leurs voix ne comptent tout simplement pas au sein de leur propre parti !
Timothée Donangmaye
[i][i] “Tchad et culture” No 231 de novembre 2004