Les sept plaies du Tchad

Written by  Déc 19, 2022

Il en est du Tchad comme dans la mythologie, de l’Égypte de Pharaon subissant une succession des fléaux. Mais il demeure qu’au pays de Toumaï, les dix plaies et sans doute davantage, ne procèdent pas de la foudre divine. Elles sont inhérentes à la nature et à la pratique assumées du pouvoir par les tenants institutionnels et de fait. Des plaies qui entraînent l’anesthésie voire l’extinction de l’essentiel des énergies vertueuses et créatrices de la valeur. Sauf que si les Pharaons et les Égyptiens qui étaient responsables des représailles divines ont fini par obtenir la clémence en libérant Moïse et son peuple, le peuple tchadien pour sa part, n’est absolument coupable de rien, mais est maintenu dans ce tunnel sans issue du supplice des plaies. Il en est ainsi de la plaie du Mouvement Patriotique du Salut, (MPS), parti au pouvoir, qui gouverne depuis 32 ans le pays avec un électroencéphalogramme plat. Ce parti n’a que la colonne du passif dans son long bilan, mais continue de faire du placement des militants ainsi que de l’entrave à la loyauté du libre jeu démocratique, les seuls déterminants de son offre politique. Il en est de même de la plaie de la pléthore des partis politiques et des organisations de la société civile au service des entrepreneurs politiques, en sommeil la plupart du temps, et qui ne se réveillent que sur commande du régime pour systématiquement altérer la vitalité de l’exercice démocratique, et ainsi développer le chiffre d’affaires de leurs chefs respectifs. Il peut encore en être ainsi du maintien de la pratique moyenâgeuse de la Dya qui discrimine les citoyens selon l’ethnie, mais qui est surtout un puissant moteur d’incitation et de licitation de l’homicide volontaire. C’est encore le cas de la pratique revendiquée du régionalisme voire du communautarisme dans leur expression la plus abjecte par tous ou presque, à commencer par le sommet de l’État, et un refus irrationnel par certains du fédéralisme qui en est pourtant l’acception transparente et responsable. D’autres plaies aussi handicapantes que l’impunité et la corruption relèvent tellement du banal au Tchad que leur évocation ne revêt plus aucun intérêt. Ma contribution propose une analyse de sept autres plaies, aussi gangrénâtes pour le pays. 

La plaie de la crédulité des ex-opposants

En dépit de la récurrence des illusions rapidement perdues par la cohorte successive des ex-opposants ralliés, des nouveaux et non des moindres, continuent à se laisser enrôler. Il en est ainsi des derniers et notamment, des sieurs : Mahamat Ahmat ALHABO, Gali NGOTÉ GATTA et Saleh KEBZABO. Aucun des trois, en raison de son haut magistère intellectuel et de son expérience personnelle de la pratique du régime, ne peut passer pour « le perdreau de l’année », entretenant encore l’illusion d’un amendement du régime. Dès lors, quel pourrait être le déterminant de leur ralliement ? Le crépuscule de l’âge, la fatalité, la résignation, l’inconfort matériel, la relégation dans l’opinion publique ?

Sans doute un peu de tout cela à la fois. La preuve en est, la déclaration à la presse du vice-président de l’Union Nationale pour le Développement et le Renouveau (UNDR) en date du 19 novembre selon laquelle, « qu’est-ce qu’on peut contre les militaires en armes » ? Reste qu’avec cette nouvelle doctrine, on ose à peine imaginer dans quel camp aurait été le parti sous l’apartheid en Afrique du Sud ou en 1939 en France sous l’occupation allemande ? Mais au-delà, cette déclaration, qui au demeurant sert indistinctement la nouvelle posture de chacun de ces trois illustres leaders, est une négation de leur vingtaine d’années de combats acharnés et éprouvants pour les libertés publiques et individuelles, pour la bonne gouvernance, bref pour la démocratie. Mais elle marque surtout le reniement de leur identité politique, construite patiemment sur la durée d’une vie publique. Aung SANG SUU KYI qui par sa résistance héroïque à la junte Birmane, avait conquis le cœur de ses concitoyens et acquit une large audience internationale, marquée par un prix Nobel de Paix en 1991, a cru de bonne foi, pouvoir reformer le régime militaire de l’intérieur en y apportant la caution de sa stature. Elle croupit depuis, en prison et enfile condamnation sur condamnation, mais pas avant d’avoir réduit à néant sa crédibilité internationale en devenant le paravent de l’armée dans sa répression des Rohingyas. C’est à peu près et mutatis mutandis la trajectoire qu’emprunte Saleh KEBZABO, qui en raison de sa stature et de ses nouvelles fonctions, est celui des trois qui est le plus engagé et exposé. Et à l’évidence, M. KEBZABO n’a obtenu depuis, aucune concession et n’en obtiendra pas de tangible. Le Dialogue National Inclusif et Souverain (DNIS) était une promesse des militaires eux-mêmes pour endormir l’opinion (c’est d’ailleurs la même tactique avec la commission d’enquête internationale déjà torpillée). Et si on en juge par les résultats du DNIS, pires en termes d’iniquité et de dérèglement institutionnel que ceux des forums de Déby père, il y a de quoi s’interroger sur l’influence de KEBZABO. On peine également à voir son imprimatur sur le gouvernement et le parlement transitoires dont les compositions sapent l’exigence du respect des grands équilibres nationaux et qui par ailleurs, brillent par une atonie qualitative.

Le régime a toujours besoin d’un opposant de service, faisant office de faire-valoir contre les autres. Il suffit de se rappeler les conditions d’éviction de KEBZABO de la fonction de chef de file de l’opposition parlementaire. Les commanditaires de cette éviction sont les mêmes qui aujourd’hui (Deby père excepté), lui mangent dans la main, le temps de sa partition sur commande. Demain, ou, sa partition terminée, ils lui préféreront un autre opposant, sans doute nouveau, plus avenant et vendable ; à lui, ils réserveront le purgatoire s’il se permettait d’élever la moindre contestation. Certes, la trésorerie de l’UNDR et peut-être au-delà, y aura gagné dans l’affaire, mais sans doute pas l’honneur de M. KEBZABO et encore moins l’essor démocratique du pays  et de son parti. « L’illusion étant une foi démesurée », à moins qu’il ne s’agisse de la méthode Coué, KEBZABO promet de tout mettre en œuvre et de lutter de toute ses forces pour garantir, pour une fois, des élections transparentes et crédibles à la fin de la transition. Mais il avait aussi déjà certifié à la télévision nationale en mai 2021 que le fils Deby ne resterait pas un jour de plus au pouvoir après les18 mois de transition. On sait ce qu’il en est depuis. Son ralliement, armes et bagages à la transition laissait perplexe, sa caution des massacres du 20 octobre jusqu’au cynisme, a achevé d’épuiser sa crédibilité à l’international et son audience nationale au-delà de son giron natal. Comme le disait Winston CHURCHIL, quand on a le choix entre le combat et le déshonneur et que l’on choisit le second, on aura le déshonneur et le combat. KEBZABO sait en son for intérieur qu’il n’obtiendra absolument rien sur la transparence électorale. Pas le moins du monde avec ce ministre de l’administration qui a fait ses gammes d’entourloupe et de machination électorales à la Commission Électorale Nationale Indépendante (CENI) ; gammes éprouvées depuis, par les fonctions de rapporteur du fameux Comité d’Organisation du Dialogue Nationale Inclusif (CODNI), lui ayant permis de gagner, en dépit du bon sens élémentaire et du conflit d’intérêts manifeste, celle d’orchestrateur en chef du DNIS avec les résultats et l’anti-méthode que l’on connaît. Il est à ce ministère pour orchestrer l’élection de Deby fils, et qu’importe la manière, le prix et les charniers. N’a-t-il pas dans sa première expression publique de ministre, indiqué que le gouvernement se réservait le droit de dissoudre les partis politiques et les associations suspendues le 20 octobre ? Il s’agit par ce biais retors et éculé de dégager de la chaussure de son commettant, le seul caillou (incarné par ce leader contraint depuis à l’exil) qui perturbe encore la marche royale vers les présidentielles. Mais peut être que le deal de KEBZABO avec le régime a pour objet in fine, une convergence de synergies devant conduire au soutien de l’UNDR à une candidature de Deby fils à la présidence ? Ce qui serait d’une certaine façon logique en l’état des choses. Comme l’a dit le prélat moundoulais, « choisir le moindre mal, c’est choisir le mal ». Rein n’y fait.

En ce qui concerne M. Mahamat Ahmat ALHABO, à quoi lui aurait servi son compagnonnage de feu Ibni Oumar MAHAMAT SALEH dès lors qu’il peut aujourd’hui et sans état d’âme, laisser-faire, et pire, endosser non seulement l’arbitraire judiciaire, mais surtout la diversion sur les exécutions sommaires des opposants, manifestants du Jeudi Noir ? Le procédé usité par le régime en l’espèce est le même par lequel son illustre et auguste compagnon avait péri en février 2008. Il en est de même du trésor d’imaginations et de moyens mobilisés pour compromettre la recherche de la vérité et noyer les responsabilités. ALHABO fait purement et simplement sienne la recette servie pour le cas Ibni, s’agissant de la vérité et de la justice pour les victimes du Jeudi Noir.  Il y a lieu de se demander ce faisant, s’il ne l’a pas assassiné pour une troisième fois ? 

La plaie de l’ « intrusivité » et de la nuisance des officiers généraux

Il n’est pas ici question d’instruire un nième procès en illettrisme qui n’a pas lieu d’être tant pour un certain nombre de généraux, la vérité du terrain a révélé les hauts faits de stratèges militaires qui justifieraient le grade et le statut sauf quand ceux-ci préemptent les fonctions d’administrateurs civils à la tête des préfectures et des gouvernorats. Il n’est pas non plus question de relever dans les pas de la remarquable contribution du 12 août 2022 de Gali NGOTÉ GATTA, démontrant de manière probante, l’inflation galopante des officiers généraux dans l’armée comme en témoigne la dernière fournée du 8 décembre 2022 avec une trentaine de nouveaux généraux ; une folie dans un pays au chômage de masse, de jeunes diplômés. Il n’est pas plus question d’appuyer l’auteur précité dans sa démonstration de la surreprésentation inqualifiable des généraux dans le clan régnant (pour le seul patronyme Itno, il y’ avait à la date de l’étude, 21 généraux et pour le clan, plus des 2/3 des 303 que comptait le pays). Le serviteur conseille au demeurant la lecture de cette contribution pour apprécier la centralité de la problématique des officiers généraux dans le tourment tchadien et la pertinence de l’analyse qui en est faite afin et aussi de mesurer le vertige du revirement à 180 degrés de l’illustre analyste moins d’un mois après. Cela étant, la plaie des généraux procède, et l’étude précitée l’illustre avec méthode, des effets croisés de la dynamique de la croissance de l’effectif avec la préséance de leur statut qu’ils imposent de manière intrusive en dehors des garnisons militaires. Leur propension à s’immiscer sans complexe dans la vie socio-économico-administrativo politique a fini par métastaser le cancer dont souffre le pays.

Quel ministre, secrétaire général, directeur général de ministère ou d’entreprise publique, chef de service de régie financière, ou encore collaborateur de la présidence de la République n’a pas fait l’objet d’assauts répétés et incisifs, à la limite du racket ou de l’extorsion de leur part, exigeant une contribution pour financer, soit les funérailles, soit un baptême, soit un mariage, soit les frais de soins pour un membre de famille, ou encore pour le placement d’un ou plusieurs membres de famille dans la haute administration ? Les généraux et en particulier ceux du clan, soumettent la haute administration à un véritable régime de prélèvement obligatoire parallèle pour des causes d’intérêts privés. Et cela, alors même qu’ils ont, statutairement, les meilleurs traitements indiciaires de la fonction publique. Le statut de fonctionnaire dont ils devraient être la quintessence interdit, sauf dérogation ou autorisation spéciale, l’exercice d’une activité privée intéressée. Mais ils n’ont cure. Ils sont, et au grand jour, commerçants, chefs d’entreprise et mieux, fournisseurs de l’État au grand désarroi des entrepreneurs légaux. Le transport de marchandises et des personnes, l’import/l’export ; le transit douanier ; l’immobilier ; le bétail, le commerce de détail et de gros, la distribution de produits pétroliers, les travaux publics, tout y passe. À eux, les marchés publics adjugés de gré à gré qu’ils se dépêchent souvent de rétrocéder au mépris du code de la commande publique. Aux commerçants légaux, les contraintes et l’aléa du concours à l’appel d’offres. À eux, le non-assujettissement à l’impôt, aux frais de douane, et aux charges patronales et professionnelles ; aux entrepreneurs légaux, tout cela à la fois, plus les rackets de la police et de la gendarmerie sur les routes ainsi que les tracasseries bureaucratiques. Les généraux inscrivent leurs activités lucratives intéressées et débordantes, dans le registre sui generis de l’entrepreneuriat sans risque, charges, contraintes et de surcroît avec un accès préférentiel à la commande publique. Que demander de plus ? Ce grade tient lieu de sésame donnant l’accès à la caverne d’Ali Baba qu’est devenu le Tchad. De là vient leur hargne dans la sauvagerie de la répression de toute velléité de contestation démocratique des fondements du régime qui les a faits rois. 

La plaie du management des ressources humaines

Les décrets rythment la vie publique tchadienne ; ceux de nominations (infra.) croisant dans une frénésie de fête foraine, ceux des évictions. C’est à se demander si cette activité n’est pas avec celle de l’effort de neutralisation de Succès Masra, les seules qui occupent l’agenda des crânes d’œuf du palais rose, du gouvernement et du MPS. Ces décrets constituent au demeurant la seule raison d’être de l’attrait résiduel des médias publics (ou plutôt d’État) à l’audimat déclinant en raison de la sclérose de l’offre, mais surtout de l’obséquiosité inégalée de la ligne éditoriale et de la flagornerie à l’égard du pouvoir. Certains auditeurs et téléspectateurs, espérant, parfois en dépit de toute rationalité, y entendre, voir ou découvrir leur nomination, quand d’autres, attributaires des fonctions, redoutent y découvrir leur éviction, mais préfèrent, l’apprendre par la voie des ondes en même temps que tout le monde. Pour ainsi dire, il n’est pas besoin de commettre une thèse en management des ressources humaines ou de projets pour savoir qu’une fonction de direction pour tout nouveau titulaire, requiert plusieurs temps : le temps de l’état des lieux, celui de la définition des objectifs et de leur hiérarchie, de la trajectoire et du chronogramme, des moyens, de la mise en œuvre et enfin de l’évaluation. Mais cela suppose en amont une sélection objective, rigoureuse et exigeante des candidats.

L’instabilité frénétique qui agite le landerneau se joue de la rationalité managériale en inscrivant la sélection et la gestion des hauts fonctionnaires au registre de l’aléa si ce n’est simplement de la filiation héréditaire ou clanique. C’est à cela aussi sans doute que s’explique encore aujourd’hui la prégnance du pouvoir anachronique des autorités traditionnelles en matière de gestion de carrières, mais également au-delà, sans qu’on en mesure l’utilité et l’intérêt publics. Cela étant, si généralement, les promus savent très bien, comment et par qui, ils doivent leur promotion, les évincés pour leur part, en ignorent inversement les motifs, mais seule leur importe, un rebondissement rapide. Institué par Deby père qui en faisait un vecteur d’allégeance ou inversement, d’assujettissement et d’humiliation, et poursuivi à une autre échelle de grandeur par le rejeton, le management par le stress de l’éviction est mortifère pour la productivité du pays. Seuls les féticheurs, marabouts et autres « Fakharas », faiseurs passablement intéressés de « bonnes fortunes » y trouvent intérêt. Moralité, même les rares méritants (faisant souvent office de témoins ou de cautions), finissent, soit par considérer que l’étalon de la durée étant la médiocrité, il faut s’aligner sur les tenants en levant le pied sur le travail sous peine d’éviction ad nutum ; soit, par juger que, la charge étant une sinécure, mais de durée très aléatoire ; il faudrait en profiter très vite pour s’enrichir par tous les moyens et placer les siens au mieux avant le gong. C’est souvent les deux approches d’ailleurs qui ont cours cumulativement.

Enfin, la plaie de la gestion des ressources humaines de la fonction publique est aussi celle de l’absence d’évaluation de l’activité et des compétences des agents. Celles-ci sont pourtant indispensables à l’amélioration de la performance individuelle et le cas échéant, à l’adéquation de l’offre de formation continue proposée aux agents improductifs. C’est nécessaire pour la motivation et donc la productivité des agents. Reste que pour évaluer le rapport d’activités demandé à l’agent ou réaliser son bilan de compétences, le chef devrait en avoir les ressources, du moins le minimum. En douter chez certains des décrétés est un doux euphémisme. 

La plaie de la soumission du droit à la volonté du prince

Sans verser dans les méandres de l’argumentaire juridique, un peu barbant pour le public, le droit OHADA qui régit globalement la vie des affaires dans les pays membres, réserve le pouvoir de nomination des administrateurs à l’assemblée générale des sociétés anonymes (SA à capitalisation privée comme publique ou mixte) et celui des directeurs généraux (DG), du président du conseil d’administration (PCA) ou du président directeur général (PDG) au seul conseil d’administration. Le PCA ou le PDG devant pour leur part, être nécessairement nommés parmi les membres du CA en exercice, c’est-à-dire qu’il faut être déjà administrateur pour y prétendre.

Le régime, signataire pourtant de l’Acte uniforme, n’a cure du respect de ce droit communautaire qui prime pourtant sur le droit national. Il continue de pourvoir ces fonctions directement par décret du chef de l’État, et qui plus est, des PCA non administrateurs à leur nomination. Et pourtant, avec sa main mise sur toutes les entreprises publiques, il aurait été tout à fait loisible au chef de l’État d’y faire nommer ses candidats, en passant par les organes compétents. Et l’argument de l’urgence n’est pas opposable, en effet, non seulement un CA peut se réunir de manière impromptue, mais en plus, il peut légalement procéder à la cooptation d’un nouveau membre et le porter aussitôt à sa présidence, en attendant la ratification de la cooptation par la prochaine assemblée générale. Ce n’est pourtant pas compliqué, mais c’est connu, pour le pouvoir tchadien, le respect du droit, c’est pour les autres. Et pourtant, malheureusement un jour viendra où un partenaire international de ces entreprises pourrait facilement compromettre leur intérêt vital en obtenant en justice l’inopposabilité des actes passés par des dirigeants dont la désignation est incontestablement irrégulière. Le pays n’aura alors que les yeux pour pleurer.   

Au plan institutionnel, au Gabon et au Togo, les successions de Bongo et de Eyadema pères ont été certes dynastiques. Mais les rejetons éponymes de ces autocrates ont su faire l’économie de la critique, du moins sur la forme, de la succession en respectant les dispositions du régime transitoire des Constitutions de leurs pays. Au Tchad, pays aux « réalités propres très spécifiques » dont celle de la culture de la médiocrité, il n’y a nulle part de droit ni de procédure en dehors de la volonté du prince.  Car, quel grief aurait pu invoquer la Commission Paix et Sécurité de l’Union africaine (UA) ou le Parlement Européen (voir, Résolution Commune n° B9‑0575/2022  du 14/12/22, notamment les points 1, 4 et 13) si Kabadi, assurant la présidence de la République durant la transition, remettait le pouvoir à Deby fils, vainqueur haut la main des présidentielles que le pays aurait organisé. Le MPS disposant de compétences et de l’expertise éprouvées en matière de tripatouillage électoral ne saurait, en étant au pouvoir, perdre une élection. Certes et comme attendu, l’opposition pousserait des cris d’orfraie à raison, mais sur le plan formel, la succession aurait été inattaquable. Un vrai régime de bras cassés.  Par ailleurs, c’est aussi le fait de prince qui peut conduire un président de Cour Suprême à s’octroyer de bon gré ou mal gré, la compétence de la formation plénière de sa haute juridiction pour des décisions aussi graves que la constatation de la vacance de pouvoirs du Président de la République, celle de la « défaillance du suppléant institutionnel », celle de « l’absence d’alternatif institutionnel » et pour finir, celle de l’investiture à la charge, d’un comité militaire. Un comble ! Il y a là de quoi perdre son droit. Le même résultat aurait pu être aisément obtenu de la formation compétente dont le président a la haute maîtrise non seulement du rôle, mais surtout des délibérations comme en témoignent les dénouements au fil de l’eau et à huis clos de la rocambolesque affaire Société des Hydrocarbures du Tchad (SHT). C’est toujours le fait de prince qui explique l’abattage judiciaire des manifestants du 20 octobre en violation de tous les principes élémentaires du procès pénal dans une démocratie : un remake grandeur nature de procès stalinien avec le goulag de Koro Toro en prime pour l’exécution des peines.

Enfin, l’exécutif tchadien (gouvernement, gouverneurs, préfets, etc.) ne motive quasiment jamais ses décisions même parmi celles qui sont les plus graves en termes d’atteintes aux libertés publiques et fondamentales ; la seule indication du risque de trouble à l’ordre public ne pouvant tenir lieu de motivation. Et pourtant, les recours en excès de pouvoir contre ces actes dont la légalité externe (défaut de motivation) est viciée incontestablement n’aboutissent jamais. Le juge de la légalité préfère regarder ailleurs de peur de subir les représailles du pouvoir. Moralités, dans l’inconscient collectif tchadien (pouvoir et population confondus), les décisions de l’exécutif sont intangibles. Elles doivent être et sont reçues comme telles par le public. Quelle arriération civilisationnelle qui interroge au passage la raison d’être d’une justice administrative au Tchad et pire encore celle d’une justice constitutionnelle ?                 

La plaie de la promotion de la médiocrité

La plaie de la gestion des ressources humaines est celle des nominations ainsi que des promotions n’obéissant à aucune logique managériale. Des fonctionnaires encore stagiaires promus à des postes de direction (DAF, DG, SG) dans les ministères et les régies financières au nez et à la barbe des hiérarques des céans, et qui n’ont que mépris et condescendance pour ceux-ci. N’étant obligés qu’à l’égard du sommet, ils se moquent éperdument de la bienséance, des codes éthique, moral, de diligence et de responsabilité de la haute administration publique. Ainsi, dans un corps aussi hiérarchisé que la magistrature, des chefs de cour, hauts conseillers à la Cour Suprême ; procureurs de la République, présidents de tribunaux, en début de carrière, officient, avec autorité sur des collègues supérieurs en grade ou en ancienneté. Ainsi encore dans les corps des enseignants-chercheurs dans les universités publiques ou des médecins dans les hôpitaux et bien d’autres. Mais c’est aussi la facette des avancements d’échelons et de grades au mépris des tableaux, des rangs et des corps alors qu’aucun éclat ou relief de l’état de services des impétrants ne justifient la reconnaissance. Comment préserver la discipline et la cohésion dans la fonction publique, le respect et l’autorité de la hiérarchie et plus, l’exigence d’efficience et de diligence ou l’émulation, quand la filiation familiale, politique, conjugale et amicale avec le prince ou ses ministres est le seul déterminant des carrières ? De même, des lauréats des écoles de commerces privés, à peine diplômés, promus dans les fonctions hautement stratégiques dans les entreprises publiques et parapubliques. Certes, « aux âmes bien nées, la valeur n’attend point le nombre d’années » dixit Corneille, mais la spécificité des âmes bien nées réside dans leur rareté, et la très forte valeur ajoutée de leur expertise ainsi que la plus-value hors du commun de leur prestation. Dans le cas du régime, on ne peut parler de la rareté de ces élus quand c’est la norme dans tous les cercles du pouvoir ; leurs conjoint(e)s, compagnes et progénitures compris. Quant à l’expertise, si elle est certaine en matière de captation et de prédation des deniers publics, on peine à en avoir l’infime manifestation en ce qui concerne l’efficience ou la plus-value, si on en juge par la faiblesse institutionnelle généralisée de l’appareil d’État dans tous les domaines productifs, excepté l’armée et la sécurité.

Le Président dispose et use de son pouvoir discrétionnaire de nomination aux hautes fonctions publiques, mais le pendant de cette prérogative exorbitante est sa responsabilité en tant que commettant à l’égard de la nation lorsque ses protégés se rendent coupables d’incartade ou d’inconduite indigne de la charge. Or, dans l’affaire SHT, consorts secrétaire particulier et autres, non seulement le titulaire de la charge présidentielle ne bat pas sa coulpe, mais il promeut le collaborateur indélicat et se remet pour le reste, à la justice divine. Allez-y y comprendre ! Quelqu’un pourrait-il lui expliquer que s’il prétend être Président d’une République ; en République justement, des faits caractéristiques de cette espèce relèvent des lois sociales ; lesquelles instituent une justice pénale dont les leviers sont confiés au ministère public. Qu’importe, le Président nomme et démet frénétiquement aux hautes fonctions au-delà du raisonnable.  

La plaie de la dette nationale de sang

Le clan régnant oppose à bas bruits, dans un semblant d’exercice d’auto-persuasion, le lourd tribut payé par ses membres sur les indéchiffrables théâtres d’opérations armées du régime pour légitimer le système de prédation et la mise sous coupe réglée du pays. Outre l’aveu que le pays est un butin de guerre ainsi que celui de la fictivité d’une armée nationale, l’argument mériterait l’attention si ces pertes en vies humaines ont été enregistrées à l’occasion d’une guerre de libération nationale ou de résistance à une occupation étrangère.

Or, les guerres successives et lancinantes du régime sont des guerres civiles ; c’est à dire, des Tchadiens opposés militairement à d’autres Tchadiens pour, selon la position, la conservation ou la conquête du pouvoir avec des victimes innombrables dans tous les groupes ethniques nationaux. Par suite, la surreprésentation des membres du clan dans certaines unités de l’armée et leur forte exposition dans ces opérations (comme le démontre magistralement la contribution de GATTA, op. cit), procède de l’instinct grégaire et n’a pour seule raison d’être que la défense non pas de l’État et de ses institutions républicaines, mais du pouvoir du clan. Dès lors, la justification d’une dette de sang de la communauté nationale à l’égard dudit groupe paraît plus que fallacieuse. Qui plus est, elle paraît moralement indéfendable sauf dans une logique d’esprit de la mafia. Par ailleurs, le cynisme, chevillé au corps du régime, qui alimente en continu les frustrations, vexations et humiliations est un puissant moteur de la rébellion armée. Or, le régime n’a point l’intention de s’amender au contraire. Résultats, voguent les rébellions et voguent les victimes dans les rangs du clan qui justifieront la pérennité de la dette de sang et donc de la prédation du pays et ainsi de suite. Un vrai filon.  

La plaie de l’élasticité du périmètre des collaborateurs de la présidence de la République

Le gouvernement qui a la lourde charge de la politique et de la gestion du pays compte 44 membres, son chef compris. La présidence de la République au service duquel, œuvre déjà le gouvernement, compte à elle seule, pas moins de 90 collaborateurs politiques et/ou militaires ayant plus ou moins rang de ministre. Jugez-en : 26 conseillers techniques et leurs deux chefs (dont le premier est ministre d’État) ; 20 conseillers spéciaux ; 29 chargés de mission ; 7 ambassadeurs itinérants ; 2 directeurs du cabinet civil, du cabinet particulier, de l’État-major particulier, sans compter les 3 ministres d’État, conseillers à la présidence (qui n’apparaissent pas dans l’organigramme). Il y a dans cette armée mexicaine des collaborateurs politiques de la présidence, un anachronisme qui au-delà de l’incidence financière sur les faméliques finances publiques, frise l’absurdité. En effet, à quels besoins d’emplois d’utilité publique répondrait tout un troupeau des conseillers spéciaux, de chargés de missions et d’ambassadeurs itinérants ? Le sujet n’est pas de questionner l’opportunité de l’emploi par la présidence de son budget, mais plutôt de l’existence d’une limite à ce budget si budget il y’a ?

En effet, de deux choses l’une, ou il existe un organigramme carré et budgété des collaborateurs ; le président disposant de la latitude de pourvoir les postes et de les renouveler à sa discrétion dans la limite de cet organigramme ; où alors, il n’y a pas d’organigramme, le président dispose de la faculté de nommer autant de collaborateurs qu’il voudra, mais à budget constant. Or, à l’évidence, la présidence des Deby père et fils ne s’inscrit dans aucune des deux configurations budgétaires sans que cela n’émeuve ni la Chambre des comptes de la Cour suprême (gardienne de l’orthodoxie de l’emploi du budget) et encore moins la Commission des finances du parlement (compétente en matière de contrôle de l’opportunité de l’emploi du budget). La liste des conseillers s’allonge à l’infini et de nouvelles catégories encore plus budgétivores sont créées ex nihilo. Les spécialistes des finances publiques, ainsi que la presse devraient chiffrer le budget de fonctionnement relatif à l’emploi de ces seuls collaborateurs et le comparer à celui des membres du gouvernement. Et, il ne peut être opposé à cette démarche la fameuse et obsolète souveraineté de la présidence, car il ne s’agit pas du Président lui-même, mais de l’appréciation du coût de l’emploi de ses collaborateurs politiques qui est une question d’intérêt public, sauf à considérer et assumer que le budget de fonctionnement de la présidence est indéfiniment sans bornes. Pour la petite histoire, la Présidence des USA à qui l’on doit la fonction de conseiller spécial ou haut conseiller (Senior Advisor to the President of the United States) n’en dispose généralement que d’un seul. Elle en compte deux depuis les présidences Trump et Biden. Le Président tchadien qui en compte dix fois plus doit avoir sans doute plus de dossiers hautement inextricables à traiter que son homologue étasunien !, à moins qu’il ne s’agisse simplement que de l’expression des attributs du pouvoir d’un monarque absolu dans une République.  

Le pays s’enfonce chaque jour davantage dans les abysses du néant. Le régime et ses nouveaux ralliés bombent le torse jusqu’à l’hubris. Mais le pays truste les dernières places dans tous les tableaux comparatifs : alphabétisation, accès aux soins, à l’eau potable, à l’électricité, aux transports, au travail ; les libertés publiques et individuelles, la justice, la démocratie, la gouvernance, le PIB par tête d’habitant, l’indice de développement humain, etc. Qu’en attendre d’autre, lorsque l’essentiel de son intelligentsia, censée être la boussole et la conscience collectives, a fait don de son droit à l’irrévérence. Elle s’est mise en situation d’attendre tout du prince et ne peut dès lors s’offrir le luxe de déplaire. En ne considérant que les seules dernières actualités brûlantes, ses portes-étendard n’ont rien dit sur les massacres du « Jeudi Noir » ainsi que de l’abomination des conditions carcérales et du traitement judiciaire inique des rescapés ; comme ils n’ont rien dit de ceux de Sadanan, de Mangalmé et de Krim Krim. Faudrait-il leur rappeler les propos du Pasteur Martin NIEMOLLER sur la lâcheté des intellectuels allemands à l’égard des victimes de nazis, « Quand ils sont venus chercher les juifs, je n'ai rien dit, car je n'étais pas juif. Quand ils sont venus chercher les communistes, je n'ai rien dit, car je n'étais pas communiste. Quand ils sont venus chercher les syndicalistes, je n'ai rien dit, car je n'étais pas syndicaliste. Et quand ils sont venus me chercher, il ne restait plus personne pour protester ». Et il n’y a désormais plus personne au Tchad pour protester depuis le Jeudi Noir.

Le pouvoir sans conscience n’a plus de limite, il n’est désormais que ruine de la nation.

Abdoulaye Mbotaingar
Docteur en droit
Maître de conférences à l’université d’Orléans
Membre du centre de recherche juridique Pothier (CRJP), EA 1212.
Chargé d’enseignement à l’université Paris-Dauphine-Psl      

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