jeudi 28 mars 2024

Entrevue avec El Hadj Gorgui Ndoye Wade

Oct 12, 2006

Le Sénégal a-t-il les coudées franches pour Juger Hissène Habré ?

L’Afrique vient de donner un énergique coup de pied dans la fourmilière de l’impunité, pensent les observateurs en matière des droits humains  présents à Banjul lors du sommet de l’Union africaine. Dans la capitale gambienne, Les chefs d’Etat du continent noir, dont certains n’ont rien à envier au  présumé criminel Hissène Habré, ont « confié » le sort de ce dernier à la justice sénégalaise, sous la bienveillance de son président Abdoulaye Wade ; celui-là même qui avait déclaré en 2001 en pleine tempête politico-judiciaire autour de cette affaire, que sous sa présidence Hissène Habré ne sera jamais jugé au Sénégal.

Est-ce encore un engagement sans lendemain ? Pour comprendre l’état d’esprit actuel de la classe dirigeante de Dakar autour du président Wade (porteur de ce lourd défi continental vis-à-vis du monde), nous donnons la parole à un expérimenté journaliste sénégalais, correspondant à Genève du quotidien gouvernemental « Le Soleil » et directeur de publication du journal en ligne « Continent premier ». El Hadj Gorgui Ndoye Wade suit depuis des années le dossier Habré dans l’ « antre » onusien du bout du lac Léman, notamment à la Commission des droits de l’Homme. 

Ialtchad Presse : Le dimanche 2 juillet, à Banjul, le Sommet de l’Union africaine, a finalement convaincu le Sénégal de juger l’ancien dictateur tchadien Hissène Habré. Quel commentaire vous inspire cette décision ?
El Hadj Gorgui Ndoye Wade :
C'est une très bonne nouvelle qu'Hissène Habré, accusé d'avoir commis des assassinats et des tortures de diverses sortes sur près de 40.000 personnes, selon ses détracteurs, puisse enfin être jugé. Il est évident que le président Habré ne peut pas éviter ce procès éternellement. C'est d'ailleurs mieux pour son honneur et celui de sa famille. Pour moi, c'est essentiel que le Continent noir, devenu adulte, se prenne totalement en charge en organisant ce procès.   

Ialtchad Presse : Le Sénégal peut-il, sans coup férir, assumer cette responsabilité inédite en Afrique, juger un ancien chef d’Etat étranger ?
El Hadj Gorgui Ndoye Wade :
Les autorités sénégalaises, dans l'attente de la décision de l'Union africaine, n'avaient pas commenté la décision. Pour sa part l'ONG américaine Human Rights Watch, soulagée, nous a déclaré par la voix de son conseiller spécial Reed Brody que " cette décision du Comité constitue un grand mérite car elle permet désormais de replacer dans un champ strictement juridique, une affaire qui risquait de tomber dans un feuilleton politique". Décision sans précédent car c'est donc pour la première fois que le Comité statue sur la Compétence universelle obligatoire d'un pays dans lequel se trouve un présumé tortionnaire. En réalité, affirmait Reed Brody, " Ce n'est pas en transférant le dossier Habré à l'Union Africaine que le Sénégal pouvait se dérober de ses obligations et ses responsabilités envers la Communauté Internationale". L'affaire Habré est un véritable cas d'école. Le Sénégal aura donc à juger une affaire déjà jugée. En plus le climat politique et social à la veille des élections présidentielles va-t-il permettre au juge sénégalais de se pencher avec sérénité sur ce dossier? Affaire à suivre.

Ialtchad Presse : Approuvez-vous l’avis de certains experts présents à Banjul qui prévoient déjà une longue et épuisante tergiversation des autorités sénégalaises dans l’exécution de ce procès ?
El Hadj Gorgui Ndoye Wade :
Pour être honnête, le Sénégal n'a jamais caché sa volonté de trouver les voies et moyens d'assurer un procès équitable à M. Habré. Il faut aussi rappeler que l'actuel président du Sénégal a hérité ce dossier de son prédécesseur M. Diouf. Hissène Habré bénéficie bel et bien de l'asile politique accordé par Abdou Diouf, président du Sénégal de l'époque. Quand ce dernier a accepté d'accueillir M. Habré, il n'était pas au courant des accusations qui pesaient sur celui qu'on désigne maintenant par le terme « Pinochet africain ». Vous savez bien que la justice est lente et obéit à des procédures délicates. Dès lors que Abdoulaye Wade a accepté la décision de ses pairs africains, je ne vois plus d'obstacles majeurs à la tenue correcte et rapide de ce procès tant attendu. C'est aux juges de dire le Droit et j'espère qu'il en sera ainsi. L'affaire, pour moi, a définitivement quitté le terrain politique pour se situer dans le champ juridique.

Ialtchad Presse : Pourquoi la réforme législative transcrivant dans le droit interne la Convention de l'ONU contre la torture, et permettant de juger au Sénégal un étranger pour des crimes contre l'humanité commis à l'étranger, n’est-elle toujours pas adoptée ?
El Hadj Gorgui Ndoye Wade :
C'est un manquement selon moi. Depuis 1986, date de la ratification de ladite Convention, le Sénégal devait se donner les moyens d'aménager sa législation afin d'être en phase avec ses engagements internationaux. Maintenant, je pense que la procédure suivra son cours et M. Habré sera jugé comme le réclament ses supposées victimes, la société civile, le Comité des Nations Unies contre la torture et l'Union Africaine.

Ialtchad Presse : N’y aurait-il des blocages politiques, comme par le passé ?
El Hadj Gorgui Ndoye Wade :
Abdoulaye Wade est quelqu'un qui dit haut ce qu'il pense. Et je pense que cette affaire est déjà réglée dans sa tête après ses différentes hésitations.

Ialtchad Presse : Selon vous, pourquoi le président sénégalais a-t-il tourné casaque (dire oui au procès après avoir dit non depuis des années) ?
El Hadj Gorgui Ndoye Wade :
Certes, le président Wade a dû ménager les amis sénégalais de M. Habré qui, rappelons-le, est africain et a résisté face à l'impérialisme américain, français et à son puissant voisin le colonel Khaddafi. Habré n'est pas n'importe quel accusé. En plus, il était normal que, par rapport à nos traditions africaines de Moolaadé ou le droit d'asile, le Sénégal lui accordât l'asile politique. Par ailleurs, Abdoulaye Wade est un professeur de Droit. Il est aussi un panafricaniste. On peut tout lui enlever sauf ça. Mais il est aussi un fin stratège politique. Il s'est accommodé dans ses " nuances". En outre, se définissant comme un démocrate et l'un des présidents africains les mieux élus, pouvait-il ignorer les recommandations amicales et fermes des Nations Unies?

Ialtchad Presse : Hissène Habré devant la Justice sénégalaise et Charles Taylor devant la Justice internationale basée aux Pays-Bas. Quelle est votre opinion sur cette différence de sort entre ces deux anciens chefs d’Etat africains ?
El Hadj Gorgui Ndoye Wade :
Habré a eu la chance d'avoir reçu l'hospitalité d'un pays comme le Sénégal où on refuse le déshonneur et l'humiliation. Un pays fidèle à la France mais enraciné dans ses fortes traditions africaines et d'ouverture au reste du monde. Personne ne pouvait se permettre de venir « cueillir » M. Habré comme un chien au Sénégal. Maintenant, Taylor, c'est autre chose. Nous Sénégalais, nous sommes en majorité des musulmans et des francophones conséquents. Nous avons hérité du Coran et de la Déclaration Universelle des droits de l'Homme. Je trouve honteux pour ma part qu'un président d'Afrique ayant commis ses supposés crimes en Afrique, puisse être extradé pour un jugement ailleurs qu'en Afrique. C'est encore un mépris affiché contre notre continent et rabaisser l'homme noir qu'on continue à montrer comme un "barbare". Il est évident que la situation politique des pays concernés dans cette affaire n'est pas la même.

Ialtchad Presse : Cette décision « africaine » peut-elle être considérée comme la première déclaration de guerre du continent noir contre l’impunité ?

El Hadj Gorgui Ndoye Wade : Je suis un fervent défenseur des droits humains. Je suis farouchement opposé à toute violation des droits de l'homme où qu'elle se produise dans le monde. Pour moi, l'impunité n'a plus sa raison d'être au 21ème siècle si les êtres humains sont nés égaux. Évidemment, nous assistons à un lent mais solide processus de démocratisation et d'ancrage de l'Etat de Droit en Afrique. M. Eric Sottas, directeur de l'Organisation mondiale contre la torture (OMCT) qui connaît bien le dossier considérait que « Dans le fonds, on aurait pu juger Hissène Habré depuis longtemps tant au Sénégal qu’au Tchad. Mais pour des raisons politiques on ne l’a pas fait. » Il a ensuite ajouté: « J’espère que le cas du Président Habré, constituera un précédent (pas une vengeance) pour que les droits des victimes soient reconnus et que ceux qui ont été leurs tortionnaires soient jugés et sanctionnés. » Il a conclu en disant qu’il y a « beaucoup d’Hissène Habré qui doivent être avertis car il faut lutter contre l’impunité.»

Mais ne nous leurrons pas, nos dictateurs africains ont eu toujours la bénédiction de l'Occident dit démocratique. Charles Taylor était partout accueilli en Europe et aux États-Unis. On lui déroulait le tapis rouge. Dans la complaisance. Tant que les intérêts occidentaux le justifiaient. Revenons à Habré. C'est connu! Les États-Unis et la France ont soutenu Habré, ils l'ont considéré comme un rempart contre le leader libyen Muammar Kaddhafi. Il a bénéficié sous Ronald Reagan de l'appui de la CIA. On l'a aidé à prendre le pouvoir, à entraîner ses hommes. Malgré l’enlèvement par Habré et ses hommes, alors en rébellion contre le pouvoir central, de l'anthropologue française Françoise Claustre en 1974 et le meurtre du Capitaine Galopin venu négocier la libération de sa compatriote en 1975, la France a également soutenu Habré contre la Libye en lui procurant armes, soutien logistique et renseignements, et en lançant les opérations militaires « Manta » (1983) et « Épervier » (1986). Mais comme la France a toujours cherché une alternative à Habré, elle n’a pas hésité à appuyer la rébellion d’Idriss Déby. Autre paradoxe, la Commission d’Enquête sur les crimes de M. Habré recommandait dès 1992 d’engager des poursuites judiciaires contre les auteurs des atrocités, mais le gouvernement actuel du Tchad n’a jamais cherché l’extradition de Habré du Sénégal, ni n’a engagé des poursuites contre ses complices restés au Tchad. Comment juger Habré ou même le condamner au besoin en disculpant Idriss Deby son ex - bras droit?

Un autre élément qui me fait peur, c'est cette propension à l'ethnicisation de tous les conflits en Afrique. On accuse Habré, issu de l'ethnie des Gorane, d'avoir commis des assassinats et des tortures sur des personnes qui seraient notamment des Sara et d’autres groupes du Sud, des Hadjeraïs et des Zaghawas en oubliant de porter un regard sur cette lutte pour l'accès aux ressources, l'analphabétisme la pauvreté, la dictature des multinationales. Il faudra donc penser à lutter contre les causes même de la déliquescence de l'Etat de Droit en Afrique.

Propos recueillis par Frank Kodbaye

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